mercredi 25 mars 2015

L’HUMAIN NE SERAIT-IL QU’UNE MARCHANDISE


UN ROMAN DE NICOLAS DICKNER est un événement dans notre monde littéraire. Surtout que cet écrivain a l’art de se disperser et de prendre des directions inattendues. Trois romans depuis la parution de Nikolski en 2005. Il a publié aussi dans le collectif Alexandre Bourbaki et plus récemment, un livre inclassable en collaboration avec Dominique Fortier : Révolutions. Un échange épistolaire entre les deux écrivains à partir du calendrier républicain des révolutionnaires français qui souhaitaient réinventer notre façon de dire les jours et les saisons. Un livre tout à fait remarquable. Et voici Six degrés de liberté, un titre intriguant, une énigme en soi.

L’informatique fait en sorte que l’on peut sillonner le monde en ne quittant jamais son chez-soi. Éric Le Blanc ne sort presque jamais de son appartement et ne quitte jamais son ordinateur. J’avoue avoir été étonné, surpris et dérangé par ce texte de Nicolas Dickner.
Ce roman illustre l’extrême solitude des êtres de maintenant qui vivent comme des moines tout en étant en contact avec plein de gens. Ils possèdent des savoirs sans la communication humaine, les contacts directs. Leur univers est virtuel et les passions humaines ne semblent pas les toucher. Lisa ne vit plus rien avec son père. A-t-elle déjà eu des discussions avec lui ? C’est encore pire depuis qu’il a perdu la mémoire. Sa mère, une obsédée des produits d’IKEA, ne cesse de fuir. Monsieur Miron et sa femme l’aiment bien, mais ils ne peuvent remplacer un père ou une mère.

Lisa a l’impression d’être coincée entre deux postes. De septembre à juin, elle avance sur le pilote automatique, dans l’étroit chenal scolaire. Pas d’ambiguïté, aucune décision à prendre. L’été, en revanche, lui rappelle constamment qu’elle ne maîtrise pas son destin. Elle échafaude des tours de Babel et des voyages autour du cap Horn, des traversées du Sahara et des accélérateurs de particules, mais l’argent - même en quantités modestes - manque sans cesse pour mener le moindre projet à terme. (p.10)

Éric souffre d’agoraphobie et ne s’éloigne presque jamais de sa chambre. Cela ne l’empêche pas d’être un génie de la programmation informatique et de vouloir tout savoir des bidules qui nous entourent.

Cette passion se doubla d’une révélation : tout, mais vraiment tout, fonctionnait avec des logiciels et des systèmes d’exploitation. Les feux de signalisation, les distributrices automatiques, les fours à micro-ondes, les téléphones, les guichets bancaires, et jusqu’aux appareils médicaux. Il ne restait vraiment plus que la vieille Datsun Sunny de monsieur Miron qui fut entièrement analogique. (p.32)

CONNAISSANCE

Le monde est un réseau de contacts informatiques, de sites où l’on peut tout savoir et tout apprendre des sociétés, des humains et de leur comportement. Tout ce que les pays produisent fait le tour de la planète dans une sorte de flux un peu énigmatique. Les aliments, les vêtements, les nouveautés électroniques voyagent dans des conteneurs avant de se retrouver sur les tablettes des magasins à grande surface. Voilà le tube digestif du système capitaliste. L’Asie fabrique et l’Occident consomme. Tous les produits imaginables sont transportés par des cargos, font des escales dans des ports et repartent vers leur destination. La carte des importations et des exportations ne cesse de se complexifier. Les conteneurs sont remplis, vérifiés, chargés sur des navires dans de véritables gares de triage, restent des semaines dans un port avant de repartir sur un nouveau navire.
La peur du terrorisme rend les sociétés plus ou moins paranoïaques. Des contrôles partout, des vérifications, des paperasses à remplir et le gros tube repart sur un navire plus grand et plus imposant.
Au cours des dernières années, des individus ont tenté d’immigrer clandestinement en se dissimulant dans ces conteneurs. Plusieurs y ont laissé leur vie, manquant d’oxygène.
Lisa et Éric aiment échapper aux contraintes, savoir le pourquoi et le comment des choses. Est-il possible de partir comme ça, de disparaître et de devenir invisible en quelque sorte ; de s’infiltrer dans un système comme un hacker le fait dans un logiciel ?

Lisa bondit sur ses pieds et s’assied à la table à cartes. Elle continue de l’appeler comme ça même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une table à cartes. D’ailleurs, il n’y a pas une seule carte géographique à bord ; elles sont conçues pour naviguer dans un territoire réel. Lisa s’apprête à pénétrer un tout autre genre d’espace, au confluent de l’administration et de l’économie. (p.333)

Devenir un virus dans un organisme. Lisa aménage son conteneur et va voyager comme une marchandise de par le monde. Elle se prépare minutieusement et Éric lui concocte un logiciel qui permettra de déjouer les contrôles. On peut faire le parallèle avec les voyages dans l’espace, aux mois de réclusion des astronautes. La jeune fille va tourner autour de la planète à bord de son habitacle blanc. Éric rêve de faire en sorte que le caisson soit capable de décider des parcours et des escales par lui-même. Son logiciel est complexe et particulièrement efficace pour brouiller les pistes.

ENQUÊTE

Le conteneur finit par attirer l’attention des enquêteurs de la GRC et de la CIA. Jay travaille pour la GRC dans le service des fraudes. Elle s’intéresse à ce « vaisseau fantôme » et réussit à comprendre avant tout le monde. Elle suit Lisa à la trace, poursuit l’enquête, préviendra Éric quand les choses se gâtent. Peut-être parce qu’elle rêve de partir sans avoir à s’expliquer comme elle doit le faire depuis des années. Fuir, disparaître, échapper à toutes les informations, effacer toutes les traces.
Un voyage sans voyager, un peu à la manière des spécialistes de l’informatique qui sont en contact avec la planète et qui ne sortent jamais de leur bureau. J’ai pensé à Aïsha, un personnage de Philippe Porée-Kurrer dans Les gardiens de l’Onirisphère. Elle a des amis partout même si elle ne peut quitter son appartement. Son système immunitaire déficient ne lui permet pas de vivre à l’extérieur comme tout le monde.
Ce qui m’a touché dans Six degrés de liberté, c’est l’immense solitude des personnages. Éric vit dans une bulle. Lisa quitte son père sans émotion. Elle s’enferme dans son conteneur et part sans laisser d’adresse. Il est possible de communiquer avec la planète, mais le voisin reste un étranger plus inaccessible peut-être qu’un résident de la Chine. Jay ne parle qu’avec certaines personnes au travail et se retrouve seule au monde. Tous survivent dans des conteneurs personnels, peu importe l’endroit où ils se trouvent.
Si les machines nous permettent d’avoir accès au monde entier, tout nous isole peut-être de plus en plus, nous dépersonnalise. Nous vivons dans une illusion de liberté individuelle, un monde où tout est programmé. L’humain ne serait-il qu’une marchandise  avec une quote bar ? De quoi s’affoler un peu.
Nicolas Dickner me dérange avec ses héros qui tentent de s’évader du quotidien, de découvrir l’envers du monde. Des jeunes qui veulent disparaître dans le virtuel pour échapper aux frontières, devenir un être entier qui déjoue tous les systèmes et tous les contrôles. Il est peut-être possible d’y arriver, mais le prix à payer est terrible. Et pendant ce temps, des conteneurs continuent de circuler sur les mers et les océans. Il faudra peut-être s’éloigner dans l’espace avec l’intention de ne jamais revenir pour échapper à tous les fils, trouver une liberté qui risque de vous détruire dans la plus terrible des solitudes.

Six degrés de liberté de Nicolas Dickner est paru aux Éditions Alto, 392 pages, 27,95 $.