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lundi 19 juin 2023

CLARK DIALOGUE AVEC SA PETITE-FILLE

MARIE CLARK me surprend avec un nouvel ouvrage fort séduisant. Je la suis depuis un moment et j’ai eu le bonheur de la croiser dans des ateliers d’écriture à quelques reprises où nous débusquions le mot et ratissions les phrases. Quel plaisir de retrouver cette écriture serrée, lisse, juste dans ses méandres et ses enroulements. La voilà avec Nous défricherons chacune un monde, un haïbun cette fois. Décidément, j’y prends goût après la lecture de l’ouvrage de Danielle Delorme qui m’a entraîné jusqu’au milieu des glaces de l’Antarctique. Marie Clark s’adresse à sa petite-fille, lui tend la main, lui décrit les joies ressenties dans son potager, devant le miracle des légumes qui poussent, les framboises que l’enfant dégustait «safrement» comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. On le sait, la culture des carottes, des salades, des radis et des haricots peut nous mener dans les rangs du rêve et des souvenirs. C’est ce qui se produit avec l’écrivaine qui se penche vers le sol, sarcle les poivrons et les buttes de concombres tout en songeant que le monde et la planète auraient bien besoin de ses soins. J’ai retrouvé des gestes, des moments de méditation, le plaisir de voir s’ouvrir une petite fleur ou la cosse des pois verts que convoitaient mes amies les marmottes. Il fut une époque où je passais des heures dans un grand potager. Quel privilège que de profiter de la générosité de la terre, de soupeser une tomate toute rouge gorgée de soleil ou encore une courge spaghetti qui faisait nos délices le soir venu. Pas question d’oublier la fête des haricots, des carottes, des radis, des betteraves, des pommes de terre nouvelles. Un travail de patience et de lenteur nous attend dans un potager, tout comme dans un livre que l’on déchiffre tout doucement, mot après mot, phrase après phrase.

 

Marie Clark se souvient des instants vécus en sarclant, binant et cueillant des framboises juteuses. Ces fruits que l’enfant dévorait en se pourléchant. Des moments de contemplation et de recueillement, devant les pousses qui sortaient tout juste de terre, cherchaient la lumière et partaient à la conquête du ciel et de l’été. Un miracle d’année en année. Une graine à peine visible qui se métamorphose en plante robuste et porteuse de saveurs. S’occuper d’un potager, c’est toucher la vie sous toutes ses formes, dialoguer avec les salades fraîches, les radis, les oignons ou encore les betteraves, interpeller une marmotte pour lui demander de nous en laisser un peu. Des réminiscences qui évoquent la petite fille qui découvrait la nature et ses étrangetés, leurs moments de complicité. La grand-mère et l’enfant, ensemble pour la suite du monde. 

 

«Tu affirmais qu’il allait faire re-beau, que tu allais dessiner re-mieux la maison couchée sur ta feuille. Comme j’aimais tes retouches contre l’imparfait! Ce monde n’attendait que tes préfixes pour partir à re-neuf. Mais comment vas-tu, dis-moi, effacer ces ratures sur les insectes, les animaux, les plantes? Faire re-vierge la diversité en allée?

 

enterrement du chat

mamie est-ce qu’il va

en pousser un autre?» (p.19)

 

Marie Clark sourit tout en se penchant sur le feuillage en fête. Les trouvailles étonnantes de l’enfance, les découvertes langagières. Peut-être que ses souvenirs viennent avec les gestes, quand elle bine ou encore extirpe une herbe qui doit céder sa place à une salade éblouissante. 

 

«Ta jeunesse ne convoque aucun conseil. Tu as raison de forger tes propres rages. Je pousse tout de même quelques fruits de lente culture au fond de la dépense. Un don ne perd pas de valeur, même s’il fermente dans l’oubli. Après tout, l’oubli est la mémoire la plus parfaite.

 

dessert du jour

un plein bol de nuages blancs

montés en neige» (p.58)

 

Dans un deuxième temps, la jardinière et écrivaine songe à des lendemains plutôt inquiétants. Marie Clark a beau cultiver ses légumes avec monsieur de Voltaire, sarcler, bécher, biner, cueillir et goûter en fermant les yeux, elle ne peut ignorer l’immense potager de la planète menacé par les humeurs climatiques. Pluie diluvienne, sécheresse et cet été de feu et de tisons qui couve dans les forêts du Québec depuis des jours. Ces gigantesques parterres d’épinettes que Serge Bouchard aimait tant qui s’enflamment comme des allumettes. L’écosystème se détériore, les océans sortent de leurs gonds et les saisons ont du mal à se tenir dans leurs espaces. 


Au moment où j’écris ces lignes, la fumée flotte sur le grand lac comme un nuage lourd d’avant l’orage. Et cette odeur. La suie, la cendre, le ciel barbouillé. Le soleil rouge ne réchauffe plus la peau. Les flammes envahissent les montagnes de la Branche-Ouest, derrière mon village de La Doré, avalant tout. Et je pense aux oiseaux, à toutes les bêtes qui doivent fuir et migrer je ne sais où. Combien vont mourir? Combien n’arrivent plus à respirer? La perdrix et sa couvée dans la mousse trop chaude, l’orignal affolé, l’ours, le porc-épic beau de lenteur et de patience, qui va s’en occuper?

 

MESSAGE

 

Marie Clark se confie à sa petite-fille devenue grande, à la jeune femme qui porte le poids du présent et de l’avenir. Nous ne pouvons que ça, nous les humains, transférer le fardeau que nous transportons sur nos épaules depuis des années à celles de nos descendants. Nous leur léguons une tâche immense et terrible. 

 

«Tu disposeras de peu d’insouciance, mon ardente. Déjà, debout, tu brandis le spectre du futur par les rues où tu cries justice. Ta voix s’accorde à l’angoisse indignée de ta génération. Il ne s’agit plus seulement de changer le monde, mais de le sauver. Vous devrez faire plus que tous ceux qui vous ont précédés, plus que chercher, trouver comment cesser de participer.

 

cristal à la fenêtre

sur ma page blanche

un arc-en-ciel » (p.71)

 

La poète ne peut s’empêcher de songer à la course folle qui a marqué beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. Le gain, l’empilement d’objets, la consommation effrénée, le culte de l’instant, l’ignorance des erreurs du passé qui fermentaient les catastrophes de maintenant. L’aveuglement des dirigeants, la quête de profits, de richesse, de confort tout en pillant les réserves de l’avenir. 

Marie Clark prend une grande respiration, s’arrête entre deux gestes, regarde les plantes autour d’elle, les larges feuilles des épinards, des haricots, la fantaisie des salades, le bal des rhubarbes au fond du terrain. Tout doit continuer. La Terre fait germer la vie partout et non la mort. Quel rêve fou emporte l’humanité et la pousse à ignorer la famine et les guerres en Afrique? Pourquoi fermer les yeux devant ce continent qui n’en finit plus de crever de faim, de soif et qui voit ses populations fuir, se buter à des frontières impénétrables comme des barbelés?

 

«Je voudrais qu’il y ait pour tous une tendresse de lianes, un mur de confettis, des feux follets de gentianes. Je voudrais des jardins dans tous les jeux. Une épaule ne peut tenir à la fois fourche et fusil. Je m’assois à tes côtés pour croquer un radis. Ne rien mettre en bouche qui ne soit aimé. 

 

haut sur la colline

un vent langoureux enlace

les grands arbres» (p.88)

 

Et j’ai repris un mot comme on cueille une petite fleur de bleuet, un haïku, avec l’impression que je m’agenouillais dans le potager de Marie Clark et me recueillais devant un plant de tomate pour le redresser. Le miracle d’effleurer une courge ou un poivron, de m’imprégner des phrases de l’écrivaine, de ses images fortes et justes. 

Oui, inquiet avec elle de l’avenir et des fourmis au bord du fossé, de l’abeille de plus en plus rare. Comment amorcer un dialogue avec tous les humains et les faire se retrousser les manches pour qu’ils entreprennent de mettre de l’ordre dans le grand jardin. Y a-t-il des écoles pour désapprendre la guerre? Comment oublier les démences des semeurs de morts et tendre la main, toucher le sol et le remercier de sa générosité malgré tous les coups que l’on a pu lui infliger depuis des siècles? Elle a bien raison de se révolter, la Terre, de fermenter des pluies diluviennes, des tornades ou encore des tempêtes de vents qui déracinent les arbres.

Nous défricherons chacune un monde est un livre de chevet que je vais traîner avec moi. Je me promets de le garder dans la poche arrière de mes pantalons de travail. Et quand je serai en train de couper les stolons des fraises, je vais m’arrêter pour réciter un haïku, rester là dans l’instant, un tout petit bout d’éternité. 

 

«tout dort encore

j’attends que tes pas réveillent

l’escalier» (p.24)

 

Et encore prier devant le lilas et les pivoines, les framboises qui deviennent peu à peu des boutons de sucre. Oui, désherber patiemment, et souvent ce haïbun, le relire pour poser avec elle ma main sur l’épaule d’une petite fille ou d’un jeune garçon. Alors, peut-être, l’avenir se dessinera tout doucement en longeant les rangs de carottes, épousant les contours du fossé d’égouttement. 

 

CLARK MARIENous défricherons chacune un monde, Éditions David, Ottawa, 152 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=nous-defricherons-chacune-un-monde&ISBN=9782895979418

mercredi 7 juin 2023

VOYAGE AU PAYS DU FROID ET DES OISEAUX

LE BLEU DES GLACIERS de Danielle Delorme m’a happé dès les premiers mots. Une sorte d’aspiration pendant ma lecture, comme un vent qui vous pousse dans le dos et rend la course facile. Un «haïbun», une forme littéraire, d’origine japonaise, qui allie prose brève et haïku. C’est l’écriture de Bashô dans ses journaux et ses carnets de voyage. Je ne plonge pas souvent dans ce genre d’ouvrage que les Éditions David publient avec régularité et grands soins. Danielle, ma compagne, m’a incité à ouvrir le livre. «Très beau», m’a-t-elle répété, «touchant». Et je me suis laissé entraîner dans le périple inusité de Danielle Delorme. Des pérégrinations originales que peu de gens osent faire, s’éloigner des parcours rassurants pour se faufiler en Antarctique, ce continent méconnu, avec quelques intrépides. Autant oublier son maillot de bain et les crèmes solaires. 

 

Le haïku reste une forme littéraire un peu mystérieuse pour moi. J’ai même participé à un camp à Baie-Comeau pour me familiariser avec ce petit poème, ses règles, ses possibilités et l’état d’esprit que cette écriture demande, mais je ne l’ai pas. Je n’ai pas le regard, le pas pour ça.

Je ne sais si je trouverais le courage de grimper dans un avion comme Danielle Delorme l’a fait pour filer vers le Sud, me poser à Santiago du Chili. Une courte escale pour reprendre son souffle et après, Buenos Aires en Argentine. Je pense à l’écrivain Borges, ce terrible lecteur qui après avoir ouvert tous les livres est devenu aveugle. Et encore une autre étape jusqu’à Ushuaïa, la ville la plus au sud de la planète. 

 

«La capitale de la Terre de Feu est belle, blottie au pied des montagnes. 

Les Andes plongent dans la mer. 

Ushuaïa, el fin del mondo.» (p.26)

 

Pour vous situer, la voyageuse est tout près du cap Horn qui permet de passer de l’Atlantique au Pacifique en contournant l’Amérique du Sud. Un lieu mythique et un endroit où bien des bâtiments ont sombré, avec tout leur équipage. Au bout de l’Amérique en quelque sorte, comme si la Terre avait atteint ses limites et toutes ses inventivités. Pour aller plus loin, se glisser dans l’au-delà de «el fin del mondo», il faut s’aventurer sur la mer. 

 

«De mon balcon, je regarde le spécialiste des eaux australes monter à bord du navire.

   Je me rends sur le pont et y reste jusqu’à ce que la noirceur s’installe.

   Ushuaïa, le bout du monde… pas vraiment.» (p.28)

 

Et je m’attarde devant la première photo du recueil pour en examiner tous les éléments. Je sens alors que je vais suivre Danielle Delorme, faire confiance à sa prose poétique, ses haïkus et ses clichés fascinants. Me voilà sur une plage peut-être. Du sable que l’on devine d’une blancheur formidable avec des graminées et des fleurs que je ne connais pas. L’auteure se retrouve dans un monde sauvage, étonnant, tout neuf ou très ancien. Je suis prêt à une incroyable immersion dans cette nature qui a su se protéger des convoitises humaines.

Le périple s’amorce alors, pas de retour en arrière. Je regarde dans la même direction que l’aventurière. Les Malouines, revenues dans l’actualité pour un conflit entre l’Argentine et les Britanniques en 1982. Victoire de Londres qui garde ses possessions dans cette partie du monde qui fait rarement les manchettes. 

 

«La mer ayant été particulièrement calme, le commandant devance à cet après-midi une première exploration des îles Malouines, territoire britannique d’outre-mer.» (p.37)

 

LE FROID

 

Le froid s’impose peu à peu. La voyageuse doit enfiler des vêtements d’hiver pour sortir à l’air libre avec son appareil photo pour ne rien rater. Avec elle, je deviens un regard, m’accroche à la rambarde du navire pour m’émerveiller des oiseaux qui arrivent comme des nuées, des manchots qui se prennent pour les maîtres de cet immense territoire parsemé d’îles et de glaciers. Un pays secoué par des vents violents, des vagues qui ne savent jamais s’épuiser ou se fatiguer.

 

«Sur la plage, des manchots papous se dandinent sur le sable blanc. L’orangé de leurs pattes et de leur bec contraste avec leur robe noire et blanche. Contrairement aux gorfous sauteurs, ils se déplacent parfois très rapidement. Parmi eux déambulent des rapaces et des charognards.» (p.47)

 

Pages 44 et 45, je m’attarde avec l’auteure sur une plage envahie par d’étranges touristes qui flânent on dirait. C’est peuplé, dense, habité par les manchots. Ils sont des centaines et des milliers à aller ici et là, à crier, à bouger, à discuter entre eux, peut-être de ces bizarres voyageurs qui les regardent si curieusement. Tous se côtoient sans trop de problèmes et de conflits, du moins je l’imagine. Chacun a ses préoccupations quotidiennes. Tous à échanger des nouvelles du monde peut-être. Tous ces manchots en habit de soirée pour une grande fête peut-être, pour accueillir les visiteurs et les impressionner.

 

REGARD

 

L’écrivaine garde ses distances cependant pour prendre des photos. Il ne faut pas perturber les bêtes. Elle a froid aux doigts et se méfie un peu des mouvements brusques des plus curieux qui s'approchent. Elle respire l’air pur et s’imprègne de l’univers des manchots qui semblent indifférents aux humains qui ne savent que regarder et sourire. Ce ne fut pas toujours le cas, parce que la chasse a fait des ravages ici aussi, il y a des décennies.

 

«La scène est époustouflante. Quelque trois cent mille adultes et poussins couvrent le pied et le flanc de la montagne. 

Il est strictement défendu de s’approcher et de toucher les oiseaux et les autres animaux.» (p.78)


La voyageuse se laisse happer par tout ce qui l’entoure, cette vie et ces appels. Il y a des mots qui tournent dans sa tête, des images qui surgissent et qui deviendront un haïku plus tard. L’impression d’être perdue dans ce monde d’éléphants de mer, de manchots qui vont partout et de ces oiseaux qui flottent sur le dos de la bourrasque. Et l’océan, les vagues qui gonflent et viennent se renverser sur les galets, le cri des cormorans qui s’abandonnent au vent. Les albatros, c’est si grands planeurs qu’on dirait qu’ils ne sont que des ailes. Et c’est le retour au navire, la plongée dans la houle grise et la brume, comme si la voyageuse s’enfonçait encore un peu plus dans le froid et l’inconnu pour y trouver des phénomènes étranges et inusités.

«Depuis son vêlage d’une plate-forme glaciaire de la péninsule antarctique, il y a plus de deux ans, cet iceberg tabulaire dérive dans l’océan Austral. Sa taille actuelle est de 160 kilomètres de long et sa superficie de plus de 5000 kilomètres carrés.» (p.119)

 

Ce n’est plus un glacier, mais une île qui dérive sur les flots, emportée par les vagues et les vents et la bousculade des jours. Un univers étrange, juste un peu plus petit que l’île d’Anticosti, qui semble vouloir faire le tour du monde.

 


SURPRISES

 

Et l’excursion devient plus exigeante avec les vents et le froid, les averses de neige et les grêlons, avec de belles découvertes bien sûr, des moments uniques, la certitude pour la voyageuse de prendre la photo inoubliable ou encore d’écrire quelques mots qui s’incrusteront dans sa mémoire. 

Danielle Delorme reste avide d’images, de couleurs, de curiosités comme ce manchot empereur tout droit sur sa plaque de glace, maître et capitaine de son îlot qui vogue sur la mer océane, tanguant dans le roulis et allant vers des surprises difficiles à prévoir, laissant entendre peut-être un chant ou des cris qui traduisent son excitation.

 

«Bien qu’il s’agisse de lignes imaginaires, je me sens vivante à ces carrefours.

 

dix éperons noirs

entre les glaces dérivantes

orques à bâbord

 

Nous entrons dans Le Goulet, l’étroit chenal qu’on emprunte pour atteindre la baie Marguerite.» (p.148)

 

Une immersion dans la beauté d’un continent qui se tient en marge des obsessions des prédateurs que sont les humains. Ils n’y ont laissé que très peu de traces lors de leurs passages. Un relais, des bâtiments, mais tout le reste appartient aux oiseaux et aux manchots.

 

«Je vais d’abord me recueillir quelques minutes devant la tombe d’Ernest Shackelton au cimetière des chasseurs de baleines.

Au sommet de la colline, toutes les pierres tombales sont orientées vers l’est, alors que celle de Shackelton, un peu à l’écart, pointe vers le pôle Sud. Sous la grisaille du ciel se détache la blancheur des croix, de la clôture et des pierres délimitant le terrain.» (p.97)

 

Véritable évasion dans le temps pour respirer, voir, humer une nature qui s’offre dans toute la pureté des origines, se berce selon les saisons, s’abandonne aux vents, aux poussées de la pluie et de la neige, les migrations des bêtes qui se côtoient et se reproduisent sans aucune entrave. 

Je m’attarde encore devant les photos pour flâner et m’imprégner de cette beauté fascinante qui nous laisse avec peu de mots. La sensation certainement d’être dans un milieu où l’on se sent un intrus et où vous n’êtes qu’un invité. 

Danielle Delorme m’a entraîné dans l’envers du connu, hors du temps pour me calmer, regarder et m’imbiber de la magnificence du ciel et de la mer, de toute cette vie qui s’y niche et s’y impose. Une immersion dans un univers où les animaux volants et rampants se partagent le territoire, où l’humain est tenu à distance par l’œil farouche des albatros ou des manchots empereurs qui montent la garde.

 

«mes yeux humides

   dernier regard sur l’Antarctique

   au soleil couchant» (p.150)

 

Le bleu des glaciers m’a fait vibrer, me sentir terriblement vivant, présent, là dans un milieu grouillant et étonnant, densément peuplé malgré le froid et la neige, mais tout aussi mystérieux et capable de se dissimuler dans une bourrasque ou le roulement des vagues. Un continent qui se livre et se dérobe à la fois, qu’il faut aborder avec beaucoup de lenteur et de patience, surtout de respect. 

Voilà un périple que peu de gens vont oser, mais qui a certainement changé l’aventurière, comme si son expédition lui avait permis de respirer la beauté du monde, de s’imbiber de sa grandeur et de sa fragilité. J’imagine qu’après un tel périple, la voyageuse doit être plus près de son âme et de la vie sous toutes ses formes.

 

DELORME DANIELLELe bleu des glaciers, Éditions David, Ottawa, 184 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=le-bleu-des-glaciers&ISBN=9782895979265 

lundi 1 juillet 2013

Trois femmes innues prennent la parole


Shan dark
Louve Mathieu
Spectacle de lecture à Chicoutimi le 2 juin dernier, après des arrêts à Pessamit, Sept-Îles et Baie-Comeau. Trois femmes, des Innues, les auteures d’un collectif de haïkus au titre intriguant: «S’agripper aux fleurs». Peu de spectateurs ce soir-là, une vingtaine tout au plus. Une soirée du genre n’attire jamais la foule. Nous ne sommes pas au Festival International des Rythmes du Monde et pourtant.

Louise Canapé
Trois femmes donc sur la petite scène du Sous-Bois, rue Racine. Louise Canapé, Louve Mathieu et Jeanne-d’Arc Vollant (Shan dak) mettaient fin à une tournée sur la Côte-Nord et au Saguenay. Trois expériences portées par la comédienne et lectrice Josée Girard. Une lecture marquante, une sobriété dangereuse. Mise en scène discrète de Louise Saint-Pierre, décor évocateur de la pensée des Innus. Trois voix singulières pour des confidences troublantes, esquisser des univers qui se sont croisés grâce à Francine Chicoine.
Tout a commencé au Camp littéraire de Baie-Comeau qui se consacre aux haïkus. Les trois femmes souhaitaient se familiariser avec ce petit poème qui en fascine plus d’un. Francine Chicoine leur a proposé d’écrire un livre pour parler à voix basse, échanger sur leurs expériences, leur être peut-être.
«Ce projet, nommé initialement Innu-haïku, a débuté par une première rencontre de travail, en août 2009. Nous nous sommes alors entendues sur le fait que le projet devait refléter la culture innue et être empreint d’une saveur typiquement autochtone.» (p.8)
Il y a eu les hésitations, des silences. Pourtant les mots sont venus malgré les doutes, les craintes et les découragements.
«Je me sens comme le joueur de teueikan, en communication directe avec le monde des songes. Moi, je capte des moments privilégiés que je garde précieusement jusqu’à l’éclosion d’une image qui décrit l’ensorcellement de cet instant, en lien avec ma perception innue», écrit Jeanne-d’Arc Vollant (Shan dark).
Louve Mathieu réplique dans un souffle qui laisse pantois. Une blessure de l’être trouve enfin une manière de se dire.
«C’est ainsi que j’existe, poings fermés, avec du sang dans la paume à force de serrer les pierres et d’essayer de me relever en laissant le rouge écrire sur le sable et la page. Ce sont mes cailloux; c’est ma seule prétention quant à mes propres mots.» (p.80)

Une fenêtre

Un monde s’esquisse, une fenêtre s’ouvre brusquement pour se refermer aussitôt. Le territoire perdu hante les haïkus, la condition d’autochtone aussi.
«territoire innu
  sous les pylônes d’acier
  des plants rabougris» (p.62)
Le pays n’existe plus que dans les légendes et les contes, la vie nomade s’est réfugiée dans un rêve imprécis. La réserve enferme avec ce que cela comporte ou encore il y a peut-être une vie du côté des Blancs en niant son être et son essence.
L’alcool, la drogue, la désillusion, les espoirs difficiles à garder dans ces lambeaux de territoire pointent discrètement.
«Premier jour du mois
  sur un carré de miroir
  deux lignes blanches» (p.66)
La détresse, la perte de sens, l’inactivité, l’alcoolisme se profilent dans ces brefs poèmes souvent bouleversants. Des coups au cœur. Toute la détresse du monde en si peu de mots.
«jeune fille assidue
  à l’école Uashkaikan
  huitième mois de grossesse» (p.35)
Les secrets aussi, l’existence tordue après des agressions qui ont souillé l’innocence et l’enfance.
«Lit d’enfant
  s’agripper aux fleurs du drap
  avant la pénétration»   (p.102)
Si le spectacle était intense, bouleversant même, la lecture du recueil «S’agripper aux fleurs» m’a entraîné dans une réalité autre, un monde que je connais si mal. Que dire de ce pays dans le pays que nous nous appliquons souvent à nier?
Un geste unique pour ces femmes, une quête qui permet d’aller au fond de soi pour que l’innommable s’accroche à des mots. L’une évoquera la culture, les traditions, l’autre sa condition d’autochtone avec les humiliations qui se multiplient dans la vie de tous les jours. Et il y a l’intime, la négation de l’être qui perturbe. Les trois évoquent l’état de ce peuple dépossédé de sa culture et de son territoire. Le mot s’impose alors avec une force et un poids formidable. «S’agripper aux fleurs» va à l’essentiel, se tourne vers des voix qui viennent de loin et qu’il faut écouter. Entendre surtout.

«S’agripper aux fleurs» de Louise Canapé, Louve Mathieu et Jeanne-d’Arc Vollant (Shan dak) est paru aux Éditions David.

lundi 15 mars 2010

Hélène Harbec raconte la mort de son père

 Certaines périodes de la vie sont plus difficiles que d’autres. Le dernier couloir, la dernière chambre qui débouche sur la mort, qui veut s’y attarder?   Hélène Harbec, dans «Chambre 503», assiste aux derniers jours de son père atteint d’un cancer. Son état demande une surveillance continue. Incontinence, pertes de mémoire, vision diminuée, locomotion réduite. La mort est proche, il le sait.
«Il dit qu’il n’aperçoit pas la mort à l’horizon, mais qu’il n’a rien contre. Il espère au moins avoir le temps de voir le nouveau bébé qui naîtra dans la famille.» (p.69)

Hélène Harbec note les changements chez son père jour après jour. Ses colères contre les contentions, les mots qui se bousculent et ne disent plus ce qu’ils disaient. Il s’accroche pourtant.
«Je ne sais pas à quoi il sourit, sa vue est si faible. Peut-être perçoit-il à l’instant la mesure de son infortune. Il sait bien qu’il n’est pas au bout de ses peines. Il voit sa vie qui s’en va là-bas. Qui marche au loin. Son visage s’assombrit. Il se retient de pleurer et décide de faire demi-tour, c’est trop loin.» (p.77)
La fille écrit pendant les heures de veille, ces moments où elle a l’impression de s’égarer dans un repli du temps. L’écriture comme une bouée de sauvetage. Cela n’empêche pas l’écrivaine d’exprimer des doutes.
«Que vaut un livre qui s’écrit quand un père se meurt ? La vie ne précède-t-elle pas les mots?» (p.193)

Famille

Les autres patients deviennent des familiers. Monsieur Veilleux qui s’accroche à son passé, Alice qui ne sait plus que hurler et Madame Granger si touchante et effarouchée. Tous sont vieux d’une vie et si près de l’enfance. 
«Une ressemblance étrange entre le vieil homme qu’il est devenu et un nouveau-né. Comme si être prêt à naître ou à mourir faisait ressortir les mêmes traits, les mêmes postures, les mêmes regards.» (p.40)
Un récit qui remuera bien des souvenirs pour celui ou celle qui a connu semblable situation. J’ai revu ma mère dans son lit ou encore ma sœur qui combattait le cancer…
Le récit est rendu avec une belle simplicité. Une description clinique qui bouleverse souvent.
Conscient, confus, supportant à peu près tout avec stoïcisme, attentif à son épouse et sa fille qui ne fabule jamais pour entretenir l’espoir, Jean-Paul Harbec devient un héros admirable devant l’inéluctable. Sa fille lui rend un bel hommage dans «La chambre 503».

«Chambre 503» d’Hélène Harbec est paru aux  Éditions David.