Aucun message portant le libellé Éditions Nota Bene. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Éditions Nota Bene. Afficher tous les messages

mercredi 20 mars 2024

LES ÉCRIVAINS HANTENT CERTAINS LIEUX

TOUJOURS UN plaisir que d’ouvrir un nouveau livre d’entretiens de Gérald Gaudet. Nos lieux de rencontres arrive avec le printemps hâtif. Ce volume imposant tourne cette fois autour de l’essai littéraire. Après Parlons de nuit, de fureur et de poésie que j’avais beaucoup aimé, Gaudet s’intéresse maintenant aux endroits qui hantent les écrivaines et les écrivains. Ce lieu qui devient en quelque sorte un territoire qu’ils ne cessent de parcourir. Des sites qui permettent à la parole de s’épanouir et de vibrer dans toutes ses dimensions. Un opus qui nous fait glisser dans l’intimité de Kateri Lemmens, Gabrielle Giasson-Dulude, Frédérique Bernier, Dalie Giroux, Pierre Nepveu, Mathieu Bélisle, Marie-Hélène Voyer, Erika Soucy, Paul-Chanel Malenfant, Jean Désy et Charles Sagalane.

 

L’entreprise de Gérald Gaudet demande un travail considérable et un dévouement sans failles. Le poète et essayiste quitte la surface des choses pour entrer dans le profond de l’œuvre, montrer la face cachée de l’iceberg si l’on veut. Gaudet doit avoir lu les ouvrages de l’écrivain ou de l’écrivaine, avoir pris le temps d’en dégager les forces et les élans afin d’ouvrir les portes qui permettent de surprendre les auteurs, d’aller plus loin et, la plupart du temps, de découvrir des aspects ignorés de leur création. 

Il parvient souvent à étonner les écrivains et effleure les cordes qui sous-tendent le travail de celui ou celle qui acceptent de se prêter au jeu de la question. Tout cela dans la plus grande des réceptivités, où les auteurs s’expriment dans la plus belle des franchises et surtout en se sentant écouté. Gérald Gaudet possède cet art d’amener les gens à se livrer.

Et pour le lecteur que je suis, ce travail me permet de mieux connaître un auteur que j’aime et que je fréquente depuis toujours. Je pense ici à Pierre Nepveu, Marie-Hélène Voyer, Paul Chanel Malenfant, Jean Désy et Charles Sagalane. Pour les autres, ce sont de belles découvertes qui m’offrent des aventures inédites au pays des mots. 

 

DIRECTION

 

L’entretien permet à l’écrivain d’expliquer plus ou moins clairement ce qu’il tâche d’atteindre en racontant une histoire ou en abordant une question qu’il retourne sous toutes ses facettes. L’essai fournit des réponses, cerne des sujets, des comportements, des pensées qui constituent souvent la charpente de notre société. 

Certains s’aventurent dans la fiction plus ou moins consciemment et d’autres sont particulièrement clairvoyants face à leur entreprise, surtout ceux et celles qui enseignent la littérature, le métier le plus fréquenté sans doute par les écrivains québécois. 

Le travail de Gaudet met en évidence le créateur dans ses préoccupations, ses obsessions, même si certains tentent de se dissimuler en construisant des cathédrales cérébrales. Un écrivain est rarement totalement lucide face à son parcours et des raisons qui le poussent dans une direction plutôt qu’une autre.

Gérald Gaudet, tout discrètement, tout doucement, les entraîne dans ces lieux où ils reviennent sans cesse pour se raconter et décrire le monde qui est le leur et celui de maintenant. 

 

«Ces paroles échangées, pendant le temps d’un entretien, alors que nous avons eu du temps enfin pour créer le lien, ramasser ce qu’il y a de meilleur en soi et trouver “les mots pour le dire”, j’aime qu’on les prenne comme une cartographie de l’imaginaire.» (p.8)

 

Bien sûr, il y a des constances dans le travail des écrivaines et des écrivains, des lieux de vie ou de naissance qui donnent une direction et une couleur à la parole de ces inventeurs de monde. J’ai souvent parlé de l’enfance dans mes chroniques et encore une fois les entretiens de Gérald Gaudet confirment mon observation. «J’écris pour être ce que j’aime», lance Kateri Lemmens lors de cette rencontre. 

 

INFLUENCES

 

Il y a aussi la lecture et certains livres qui sont une révélation pour l’écrivain. Suzanne Jacob pour Gabrielle Giasson-Dulude et Saint-Denys Garneau pour Frédérique Bernier. Des phares qui éblouissent et réconfortent. Comme si ces ouvrages disaient au lecteur-créateur que tout est possible, qu’il suffit de prendre la bonne direction. Ces «maîtres» deviennent des guides et des inspirations qui les suivent toute une vie dans la plupart des cas. 


Il en résulte ce que l’on nomme la problématique du «
transfuge de classe». En se scolarisant, en publiant, ces femmes et ces hommes ont l’impression de trahir et de caricaturer leur milieu d’origine quand ils tentent d’y retourner par la fiction. Michel Tremblay a abordé bellement cette question dans Le vrai monde

L’écriture n’est pas un métier qui se transmet de génération en génération. Ce n’est pas tous les écrivains qui ont eu la chance d’avoir un père comme celui d’Anne Hébert qui a tout fait pour encourager sa fille. Maurice Hébert était dans le milieu littéraire et il a pu lui ouvrir des portes très tôt. Ce lieu des origines est particulièrement obsédant et s’incarne dans la langue qu’utilise Erika Soucy. Son pays de la Côte-Nord qu’elle porte en elle et retrouve dans son travail poétique. 

 

DÉCOUVERTES

 

J’ai aimé les propos de Mathieu Bélisle, particulièrement. Je ne sais pourquoi, mais cet essayiste était encore un parfait inconnu pour moi. Son entreprise tente de cerner la pensée et l’imaginaire du Québécois et de la Québécoise. 

 

«En vérité, il me semble que le peuple québécois est peu enclin à aller au-delà de l’horizon, à parler de ce qu’il ne voit pas et qui échappe à l’expérience commune; qu’il hésite à s’aventurer sur des terrains ou dans des domaines qui dépassent l’ordre de l’expérience sensible et concrète. Il y a une réticence à s’aventurer de côté de la spéculation philosophique, comme jamais du côté de l’expérience mystique, une réticence que je trouve bien sûr chez moi.» (p.157)

 

Inévitablement, nous nous retrouvons face à la problématique de la langue parlée et écrite qui hante un peu tous les Québécois. Cette oralité qui vient contrecarrer l’expression littéraire, on dirait. Ce n’est guère nouveau. Il faut remonter au roman Le cassé de Jacques Renaud qui a été le premier à employer le joual en 1964. 

Quelle langue utiliser? Toute l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu est une tentative d’imposer un langage singulier à son univers québécois. Erika Soucy fait le choix de se coller à la langue parlée de la Côte-Nord au moment de son enfance quand elle entre en poésie. Tout le contraire d’un Paul Chanel Malenfant. 

 

«Le poème effectue une expansion de la signification convenue, une dilatation musicale du sens courant.» (p.248)

 

Jean Désy présente le Nord comme le lieu qui l’a révélé à lui-même, tel un certain Saul frappé par une lumière aveuglante qui a changé sa vie. Quand Désy s’est retrouvé dans la toundra et dans ce pays où les jours s’étirent ou se recroquevillent comme nulle part ailleurs, il s’est senti enfin chez lui, dans un univers où il pouvait foncer vers la ligne d’horizon sans jamais l’atteindre. Il a su alors qu’il était un nomade. 

Marie-Hélène Voyer a été marquée par la vie sur la ferme, son enfance dans un rang avec tous les champs autour d’elle. La vie solitaire et un peu sauvage quand on s’aventure dans des pacages qui se perdent au loin. Son amour pour Le Bic est exemplaire, tout comme Victor-Lévy Beaulieu reste fidèle à Trois-Pistoles. Jacques Poulin fréquentera beaucoup les rues de Québec. Que dire de Michel Tremblay et de la rue Fabre du Plateau Mont-Royal? Charles Sagalane est attaché à son pays de Saint-Gédéon, ce lac qui le hante et l’inspire et qui deviendra, avec ses îles, les premiers lieux de son projet Bibliothèques de survie

Encore une fois, Gérald Gaudet tend l’oreille, lance sa question comme un pêcheur jette sa ligne à l’eau, vers l’écrivaine et l’écrivain pour que la pensée jaillisse. Les personnes interviewées se livrent avec une franchise et un abandon fascinants. Un dialogue vrai, particulier et jamais anodin s’installe. Il offre à ses interlocuteurs la chance d’aller plus loin, de nous faire visiter la cathédrale de leur enfance, d’un endroit qui les a inspirés et qui les inspirera encore et toujours. Des décisions aussi qui leur ont permis d’échapper à certains lieux, à certains enfermements, pour mieux y revenir par la fiction et le mot. 

J’aime ce lecteur attentif, patient et surtout son désir de retourner les pierres, de donner un espace à ces auteurs qui passent souvent une vie à se débattre avec des questions qu’ils ne pourront jamais régler. Voilà toute la beauté et la nécessité de l’entreprise de Gérald Gaudet. 

 

GAUDET GÉRALD : Nos lieux de rencontres, Entretiens sur l’essai littéraire, Éditions Nota Bene, Montréal, 294 pages.

https://www.groupenotabene.com/publication/nos-lieux-de-rencontres-entretiens-sur-lessai-littéraire

jeudi 29 septembre 2022

LES QUESTIONS DE MADELEINE MONETTE


MADELEINE MONETTE écrit depuis une quarantaine d’années et je la connais surtout par ses fictions. Je me rends compte, en feuilletant L’Amérique est aussi un roman québécois, qu’il y a des aspects de son travail que j’ignore. Elle a regroupé dans ce livre des textes rédigés pour des rencontres, des colloques ou encore pour des revues. L’ouvrage imposant comprend une partie essai où nous retrouvons ses questionnements sur l’art de raconter et sa propre démarche. Dans un deuxième temps, elle reproduit des entrevues qu’elle a accordées à différents médias. Radio-Canada, entre autres, des moments uniques, quand on prenait le temps de s’attarder au travail des auteurs et surtout, quand on leur laissait la parole pour qu’ils puissent s’expliquer


Madeleine Monette a connu un parcours atypique dans notre monde littéraire. Née à Montréal, elle se tournait vers l’écriture dans la vingtaine, s’installait à New York avec son compagnon, un Américain. 

«Depuis 1979 je vis donc aux États-Unis, dans un lieu qui n’est pas d’abord un autre pays, mais un site de tensions. Si je n’ai fait que glisser vers le sud, sur la pente accueillante et douce du nord du continent, j’ai consenti comme jamais à mon américanité, aux risques et périls de ma francitéDorénavant, il ne me serait plus facile de nommer, je ne pourrais plus ignorer les contradictions et l’opacité du réel, je ne me sentirais nulle part à ma place.» (p.29)

Départ en 1979, à la veille du premier référendum portant sur l’indépendance du Québec qui s’est tenu en 1980, un événement qui a mobilisé quasi la totalité des artistes et des écrivains du Québec. Madame Monette reste discrète sur ce tournant et ce n’est pas un sujet qu’elle aborde même si elle a toujours gardé contact avec Montréal.

Migration et immersion dans la grande cité de tous les possibles qui incarne le rêve américain. Elle vit son quotidien en anglais, mais sa langue d’écriture demeure le français. Elle publie au Québec et s’adresse avant tout à des lecteurs d’ici. Il y a là une situation intéressante, une sorte de tension entre les gestes de tous les jours et le moment où elle s’assoit devant sa table de travail. 

Je pense à Jack Kerouac qui a rédigé d’abord nombre de ses romans dans un français un peu figé avant de les traduire en anglais, donnant un souffle et une couleur singulière à ses livres. Marie-Claire Blais a choisi de vivre une grande partie de sa vie aux États-Unis tout en écrivant en français. Ce choix a marqué son regard et permis la naissance de l’extraordinaire suite qu’est Soifs, un monument de notre littérature.

 

LIEU

 

Le territoire d’écriture de Madeleine Monette reste la ville, lieu où les ethnies se croisent, se heurtent, se confrontent et doivent trouver des terrains d’entente. Décor du monde contemporain où ceux et celles qui souhaitent se donner une autre chance s’installent spontanément. La plupart des émigrants au Québec se retrouvent à Montréal et il en est de même partout dans le monde. 

«Un laboratoire de la modernité. Un champ d’expérimentation sociale, culturelle et économique, dont les erreurs surtout font la richesse. Un moteur de transformation, une mégapode dont la croissance fulgurante, les luttes tendues et les demi-succès, les réalisations souvent arrogantes ou inéquitables frayent les voies de l’avenir et redéfinissent le présent. Une figure de proue qui n’est pourtant pas exemplaire.» (p.61)

Belle description de ce New York mythique et fascinant, le prototype de la grande cité qui attire des gens de partout. La ville qui dicte les modes, les nouvelles tendances en littérature et en musique. Le fameux rapt, par exemple, vient des rues de New York.

 

ÉCRITURE

 

Madeleine Monette s’attarde beaucoup à sa tâche, à sa manière de construire une histoire et ses fictions. Une occupation de longue haleine dans son cas où chaque mot doit trouver sa place. Rien d’inutile ou de superflu. Tout est calculé pour donner une écriture sans aspérités et sans faux pas.

«Lorsque je conçois un roman, j’en prévois la composition comme je verrais de loin un tableau complexe, sans discerner tous les détails. Au fur et à mesure que je m’approche, c’est-à-dire au fur et à mesure que le travail avance, le tableau se précise sous mes yeux. Le dessin devient plus dense, la composition révèle les rapports les plus délicats, je saisis comment les diverses parties peuvent se faire écho. Mais bien sûr ce tableau, qui n’est au début qu’un désir de tableau, sombrerait sans l’écriture dans le flou et l’oubli. Avant l’écriture, il n’a pas plus de poids qu’un caprice. Qu’un rêve éveillé.» (p.93)

Elle ne néglige jamais les circonvolutions que son sujet provoque, l’ancrage de ses personnages dans leur milieu. Le point de vue narratif si l’on veut. Parce que Madeleine Monette est de ces écrivaines qui s’intéressent au monde qui l’entoure, à la vie des hommes et des femmes, à leurs préoccupations et leurs aspirations, leurs réussites comme leurs échecs.

 

CONSCIENCE

 

Rarement, j’ai lu une écrivaine qui réfléchit si justement à son travail et qui peut en parler avec autant de précision. 

«Dans mes romans, l’histoire n’enchaîne pas nécessairement des événements. Elle déploie la subjectivité des personnages, souvent à travers des voix narratives qui s’apparentent au flot de la conscience, souvent à travers des œuvres d’art qui proposent d’autres voix, qui sont des créations au second degré issues de romans en abyme, de pièces de théâtre, de chorégraphies, de tableaux ou de poèmes fictifs.» (p.80) 

Bien sûr dans une entreprise du genre, surtout dans les entrevues, il y a des redites où l’auteure s’attarde à certains aspects de sa démarche pour en préciser un angle ou une direction, ce qui permet de mieux comprendre son approche. Une belle façon de nous familiariser avec son travail et surtout de savoir dans quel monde on se risque en ouvrant l’un de ses ouvrages. Cela m’a donné l’envie de revenir à ses grands livres. Je pense à La femme furieuse ou encore à Amandes et melon

 

AVENTURE

 

Une aventure passionnante pour qui s’intéresse au travail de l’écrivain qui veut, jour après jour, aiguiser son regard et traduire le milieu dans lequel il vit. La quête transforme autant l’auteur que celui qui se risque dans la lecture, surtout quand une œuvre s’attarde aux luttes que doivent mener des individus pour trouver leur lieu d’épanouissement. 

Madeleine Monette cerne le pourquoi de cette occupation étrange qu’est la fréquentation des mots où l’on finit toujours par se tourner vers soi pour mieux évoluer et respirer dans sa société. Une plongée dans le réel, le travail d’une écrivaine qui tente de comprendre ses contemporains, de faire face à la mouvance des populations, aux mutations qui bousculent l’époque et nous poussent vers le précipice avec les changements climatiques. Une entreprise humaine, singulière, patiente et fascinante. 

Voilà une belle manière d’apprivoiser la démarche de cette auteure originale et surtout de revenir sur ses livres pour les lire peut-être avec un regard différent. 

Et le titre. Il faudrait bien l’expliquer. Selon Madeleine Monette, les écrivains du Québec s’aventurent de plus en plus sur le territoire de l’Amérique et l’intègrent dans leurs ouvrages. 

«D’un mot à l’autre, ils saisissent les États-Unis d’Amérique, s’en excluent ou les parcourent sans hésiter, avec leurs vues souples et pénétrantes, racines au large dans leur sillage. Ils donnent à lire une Amérique réinterprétée ou revisitée, une Amérique qui est aussi un roman québécois, une fiction transcontinentale, où peuvent reprendre place les Amériques. Oui, l’Amérique est aussi un roman québécois. Un poème québécois.» (p.47)

Voilà qui est clair. Quelle riposte à ceux et celles qui répètent que notre littérature claudique ou encore qu’elle manque d’aventure! La littérature francophone du Québec vit peut-être la plus grande équipée qui soit en racontant et décrivant une Amérique différente et française. C’est la plus belle aventure qui soit.

 

MONETTE MADELEINEL’Amérique est aussi un roman québécois, GROUPE NOTA BENE, Montréal, 252 pages. 

https://www.groupenotabene.com/publication/lamérique-est-aussi-un-roman-québécois-vues-de-lintérieur

jeudi 3 juin 2021

MAGNIFIQUE CADEAU DE FRANÇOIS OUELLET



FRANÇOIS OUELLET nous fait un cadeau avec La matière des mots, des entretiens avec Hans-Jürgen Greif, un écrivain d’origine allemande qui a migré au Québec en 1969 et fait carrière à l’Université Laval. En plus de ce travail d'enseignant, Greif a trouvé le moyen de rédiger une quinzaine d’ouvrages de fiction et huit essais. Un polyglotte, un érudit, un spécialiste de la Renaissance et de l’opéra, un auteur que je ne connais malheureusement pas. J’ai lu une seule publication de cet écrivain, soit Orfeo, paru en 2003. La plupart de ses livres ont vu le jour à L’instant même, une maison d’édition de Québec qui s’est consacrée d’abord à la nouvelle avant de s’ouvrir au roman. Après avoir parcouru ces entretiens, je sais que j’ai un monde à apprivoiser, une œuvre importante à découvrir. 


L’ouvrage impressionnant de François Ouellet (232 pages) permet de plonger dans l’univers de Hans-Jürgen Grief. Une réflexion qui s’appuie sur sa première publication en 1990 jusqu’à Insoumissions qui vient de paraître en 2020. Un cheminement fascinant et admirable. Je ne me souviens plus qui a affirmé que l’écrivain «ne devait pas être trop conscient de ce qu’il faisait», mais cette sentence ne s’applique guère à Grief. Il soupèse ses titres avec un œil critique, lucide et une acuité tout à fait remarquable. 

Peut-être parce que la plupart de ses ouvrages lui ont demandé une longue recherche avant de s’élancer dans la rédaction. Bien plus, l’érudit a trouvé le temps de relire toutes ses publications avant les rencontres pour les avoir bien en mémoire lors des entretiens avec Ouellet réalisés à l’été 2019, ce qui fait que ces discussions sont un véritable bonheur d’intelligence. 

 

Dans le paysage littéraire québécois, son œuvre occupe une place tout à fait singulière. Malgré l’empreinte nord-américaine, elle reste marquée par les origines germaniques et la culture européenne de l’auteur. Hans-Jürgen Greif est un conteur-né. Qui le connaît personnellement le sait bien : aux histoires et anecdotes qu’il raconte en toute amitié, on prend toujours un vif plaisir. C’est l’écrivain qui parle. Son œuvre témoigne d’une diversité de sujets impressionnante; il n’est pas de ces auteurs qui récrivent toujours le même livre. (p.6)

 

Né en Sarre en 1941, un coin de pays que se sont disputé l’Allemagne et la France. Une province, pourrait-on dire, avec à peine un million d’habitants qui a choisi d’adhérer à l’Allemagne par référendum en 1955. 

L’enseignant s’attarde à sa famille, sa mère d’origine italienne, son père allemand, son enfance qui baigne dans plusieurs langues, soit le français, l’allemand et l’italien. Son paternel a fait la guerre dans l’armée d’Hitler, même s’il n’a jamais été membre du parti nazi. Le jeune Hans-Jünger ne l’a connu qu’après la fin des hostilités en 1945. Il avait vécu en osmose avec sa mère jusque-là. Le garçon se retrouve devant un étranger qui s’impose dans son univers et bouleverse tout. 

 

J’ai eu beaucoup de difficultés à transiger avec mon père, un homme rigide, autoritaire, qui a voulu briser ma résistance devant son diktat. Il n’y est pas arrivé. (p.13)

 

En rupture avec sa famille, surtout après la mort de sa mère survenue en 1959, il décide de migrer. Le jeune homme se retrouve au Québec dont il ne sait à peu près rien. Ce séjour devait être temporaire, mais la vie a fait en sorte qu’il en fasse son pays d’adoption.

 Il s’intéresse aux textes anciens, aux mythes et aux livres sacrés comme la Tora même s’il n’est pas croyant. Grand amateur d’opéra, il enseignera aussi l’allemand au Conservatoire de musique de Québec à des chanteurs. Ces passions marqueront son travail. 

 

RÉFLEXIONS

 

Une œuvre marquée par la réflexion et l’actualisation de mythes qui sont au cœur de la société même si l’on se targue de rationalité et d’efficacité maintenant, d’avoir vaincu toutes les craintes et les superstitions. 

Nous avons donc des ouvrages qui reposent sur un substrat solide, porteur des grands questionnements de l’humanité depuis toujours, même si l’auteur recherche, dans la rédaction de ses fictions, la limpidité. L’érudition doit laisser la place au bonheur de raconter, ce qu’il prouve dans ses entretiens qui deviennent de véritables leçons d’histoire et de philosophie. 

 

Chaque écrivain a connu cette phrase d’impatience, où plusieurs canevas attendent sur sa table de travail. Il apprend à ne rien bousculer, à avancer sans sauter d’étape, à réfléchir calmement. L’écrivain puise dans sa propre vie, où l’éducation reçue pendant l’enfance et l’adolescence joue un rôle déterminant. Chacun de mes livres contient des épisodes vécus que je laisse remonter à la surface pour les travailler, les transformer, les adapter au contexte du manuscrit. (p.88)

 

Hans-Jünger Grief a été marqué par la mort de sa mère, la rigidité de son géniteur qui ne tolérait aucune discussion et possédait la vérité. Il aurait pu devenir un rebelle et un marginal, mais il a tout misé sur des études, les réflexions pour donner des assises solides à sa pensée. Peut-être pour compenser une insécurité vécue pendant la guerre et le conflit permanent qui l’opposait à son père. 

 

DISPARITION

 

Toutes les questions que les érudits se posent sur le temps, une certaine forme de savoir et la nature humaine se glissent dans cette œuvre originale. Ses fictions deviennent des espaces où ses personnages doivent s’affirmer et se défendre en quelque sorte. Cela donne une profondeur unique à ses romans et nouvelles qui s’interpellent, se répondent, se bousculent pour aller toujours un peu plus loin dans cette quête de connaissance. Il peut même étonner en s’attardant à l’actualité politique du Québec, à Jacques Parizeau et sa fameuse déclaration qui a semé la controverse. 

 

Je n’ai pas oublié ce que Jacques Parizeau a dit, en 1995. «C’est vrai qu’on a été battus. Au fond par quoi? Par l’argent puis les votes ethniques, essentiellement.» Plusieurs de mes connaissances étaient choquées par ses propos et l’accusaient d’hostilité ouverte envers les immigrants, les milieux allophones, en particulier anglophones, et la grande finance. C’était mal connaître l’homme derrière ces mots. Il a commis l’erreur de dire la vérité, sans la camoufler dans un discours politiquement correct. En 1991, je n’aurais pas cru qu’il irait aussi loin, mais je savais qu’il n’était pas xénophobe. De plus, il faisait lui-même partie de ceux qui «avaient de l’argent.» (p.43)

 

L’écrivain démontre une grande franchise en se confiant à François Ouellet qui le suit et l’aiguillonne pour le pousser plus en avant dans ses réflexions, montrer les dessous de sa pensée et la direction qu’il a prise en s’aventurant dans le monde de la fiction. 

Ouellet connaît très bien les publications de Grief (c’est la prémisse d’une conversation intelligente et sentie) et cela lui donne l’occasion de faire surgir la face cachée de ses romans et de ses nouvelles, cette partie de l’iceberg que l’on ne peut qu’imaginer quand il dérive lentement le long des côtes. 

 

ŒUVRE IMPORTANTE

 

Voilà une belle découverte, une œuvre importante et originale qui s’accroche à de grandes vérités ou questionnements. Des sujets qui semblent un peu obsolètes à notre époque où il faut tout résumer en quelques phrases, mais qui permettent de s’attarder à la nature humaine, de bousculer le lecteur dans son confort et peut-être aussi de secouer une certaine indifférence. 

Ce travail a demandé des années de patience et de réflexion à François Ouellet pour parvenir à cerner un univers retors qui va dans plusieurs directions et ne se laisse pas apprivoiser facilement. L’enseignant recherche ce genre de défi et j’avais beaucoup aimé son approche dans Grandeurs et misères de l’écrivain national où il tourne autour de Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. Un ouvrage qui m’a influencé et permis de venir à bout de mon dernier roman, Les revenants.

Il me reste à trouver le temps de parcourir Hans-Jünger Grief qui s’avère un prosateur incontournable dans le paysage littéraire du Québec de maintenant. Des couleurs, des propos uniques et des particularités qui séduiront les lecteurs curieux et insatiables. Une rencontre où l’intelligence s’impose, ce qui devient de plus en plus rare de nos jours.

 

OUELLET FRANÇOISLa matière des mots, Éditions NOTA BENE, 232 pages, 28,95 $.

http://www.groupenotabene.com/publication/la-matière-des-mots-entretiens-avec-hans-jürgen-greif

vendredi 16 avril 2021

CES POÈTES QUI HANTENT LA NUIT

L’ENTRETIEN LITTÉRAIRE EST L’ART de se glisser dans l’univers d’un poète ou d’un romancier, de le suivre dans les chemins méconnus qu’il affectionne. Les créateurs sont souvent sollicités pour ce genre de confidences où ils doivent expliquer leur démarche et se justifier dans une certaine mesure. Une rencontre qui demande beaucoup de lectures pour celui qui soulève les questions. Il doit avoir fait l’effort de se frotter aux publications et au parcours de l’écrivain qui se présente devant lui. Cette préparation prend parfois des années pour arriver à cerner les hésitations du faiseur de langage, les obsessions qui marquent le travail de ceux et celles qui vivent et périssent par les mots. Parce que toute œuvre signifiante est une hantise qui suit le créateur ou la créatrice pendant une vie, ne lui laissant jamais de répit et de repos. 


Gérald Gaudet pratique la question avec une adresse remarquable, un savoir et une attention singulière. C’est peut-être l’outil le plus important pour celui qui se livre à l’entretien : l’écoute et la capacité d’établir une ambiance qui pousse aux confidences. Cet art tient de la pêche à la mouche qui demande de la subtilité et de la patience. 

Dans Parlons de nuit, de fureur et de poésie, monsieur Gaudet nous fait naviguer entre les années 1983 jusqu’à maintenant. Des bonds, des arrêts, une manière de secouer les fondements d’œuvres marquantes et de mieux comprendre la direction qu’empruntent les auteurs. Une remise en question du monde et de la société aussi, toujours une tentative de dire ce qu’est l’aventure d’être vivant. 

Certains en sont au début de leur parcours tandis que d’autres ont connu bien des dépaysements. Tous, peu importe le genre qu’ils pratiquent, recherchent une vérité, évitent les balises et tracent leur chemin en se méfiant des convenances. Il y a là un cri, une douleur certaine, une révolte et une colère qui peuvent faire peur quand elle est poussée à son paroxysme et que le poète coupe toutes les amarres.

 

ÉCRIVAINS

 

Entre Victor-Lévy Beaulieu, qui en était à mi-chemin d’un fabuleux cheminement en 1985, à Joséphine Bacon la lumineuse qui nous permet d’entendre les ancêtres qui hantent encore la toundra, monsieur Gaudet s’attarde à Kevin Lambert, Dany Boudreault, France Théoret, Yves Boisvert et Pierre Ouellet. Dix-huit créateurs en tout.

Véritable guérilla que livrent ces poètes, luttant avec les phrases, rejetant les conventions et les croyances pour faire résonner leur voix, retourner le langage de bout en bout. «Le souffleur de mots» est souvent proche de Jacob qui rêve d’une échelle entre le ciel et la terre, mène un combat terrible dans la nuit quand les autres sommeillent. Des veilleurs, des sonneurs de cloches, des femmes et des hommes qui aiment les tocsins pour aller plus loin, arpentent leur enfance et ne craignent jamais d’escalader les montagnes.

 

Je n’écris qu’enragé. Écrire, c’est d’abord et avant tout pour moi un enragement qui me permet de sortir du quotidien des choses — le quotidien, c’est répétitif. L’idéal, ce serait d’écrire dans un état d’enragement tel que ce serait définitif, que cet enragement soit un arrachement du texte des mots tellement total qu’il n’y ait plus rien à ajouter. Évidemment, on n’y arrive pas et c’est peut-être mieux comme cela. Autrement, il n’y aurait plus rien de possible. (p.15)

 

Victor-Lévy Beaulieu tenait ces propos en 1985. Il venait de publier Steven le Hérault.

 

TÉMOIN

 

Gérald Gaudet a beaucoup lu. C’est nécessaire pour toucher ce qui se dissimule sous les mots et reste souvent inaperçu. Parce qu’un roman et un poème sont semblables à l’iceberg qui dérive tout doucement. La partie visible n’est qu’un infime segment du grand tout immergé. 

Monsieur Gaudet devient le passeur qui donne le goût des textes et des territoires intimes. Et il faut l’avouer, ces rencontres m’ont réconcilié avec la poésie de maintenant. Je m’en étais éloigné depuis des années, ne trouvant plus cette partie cachée, cette quête d’arrachement qui nous propulse dans le monde. Je pense que j’avais mal choisi mes inventeurs d’univers. Marjolaine Beauchamp, Maude Veilleux et Laurence Veilleux m’ont fasciné. 

 

Il faut écrire les nœuds. Écrire sur ce qu’on n’arrive pas à s’expliquer, ce qui nous met en colère. Par contre, je ne nous trouve pas plus négatifs que les générations précédentes. Peut-être que c’est en lien avec la jeunesse. L’insatisfaction. (p.39)

 

Maude Veilleux ne peut mieux dire. Cette colère, cette rupture, ce pourquoi les écrivains et les écrivaines se faufilent derrière les apparences pour tâter le réel, ce qu’ils devinent dans l’invisible. «Ce qui palpite, lutte et se bat», pour emprunter les mots de Jean Ferrat. 

 

MALAISE

 

Kevin Lambert me heurte avec sa violence souvent intolérable, son désir de mort et de meurtres. J’ai eu du mal à aller au bout de Querelle de Roberval, de cette férocité qui souffle le monde. Les pulsions les plus sanguinaires explosent dans ses ouvrages. Certainement, il souhaite provoquer le lecteur. 

 

En retour, ce que l’œuvre littéraire peut faire sur les plans éthique et politique, c’est de les accepter avec l’hospitalité la plus radicale. Sans morale, donc. Seule la littérature peut accepter, et même aimer tous les aspects de leur personnalité, même leurs crimes, même leurs actions les plus odieuses, les plus terribles parce que le livre ne doit pas reproduire l’exclusion que le monde et la société leur servent. (p.80)

 

Aller au-delà de tout, faire fi de la morale, de l’autre et tolérer les assassinats les plus sordides, le meurtre d’enfants, le viol, la profanation des cadavres et l’anthropophagie?

Comment oublier l’éthique et un certain humanisme, même quand on est loin des croyances religieuses et des diktats de la foi? Comment rendre acceptable ce qui est suicidaire et destruction? Ces raisonnements ont poussé la planète vers la mort et l’apocalypse des changements climatiques. L’écrivain doit demeurer responsable de ses propos et des scènes qu’il choisit de décrire. J’en suis toujours convaincu. Jamais je n’ai pensé autre chose en plongeant dans un récit ou un roman.

 

LUMIÈRE

 

Heureusement, il y a la solaire Joséphine Bacon qui se met à l’écoute de la toundra et de ses ancêtres qui se faufilent à travers les âges pour lui souffler la sagesse, la patience et le respect de l’environnement. La poète sent les vibrations et les palpitations du sol qui porte le vivant. Elle se branche au continent, s’ouvre aux saisons, ressent les grands courants telluriques qui traversent le pays. Bacon prend le monde dans son être et son âme. Elle s’oublie devant la Voie lactée qui chante. Sa paix, l’harmonie avec l’environnement, vient me toucher et me donne espoir. 

Les entretiens de Gérald Gaudet permettent de se confronter avec nos peurs, des craintes, des obsessions en suivant les créateurs dans les chemins qu’ils veulent partager même s’ils sont souvent dangereux. Des moments précieux et surtout un respect, une attention tout à fait remarquable. Parce que la poésie, ce grand désir d’aller vers l’autre, peut étouffer et nous enfoncer dans une réclusion d’où il est difficile de s’évader. Je pense à mon ami Gilbert Langevin, l’homme de paroles, des rencontres et des discussions qui traversaient les jours et les nuits. Il a fini sa vie dans la plus terrible des solitudes. Bien plus, il me semble que son œuvre tout à fait remarquable et singulière se perde dans les remous du temps. Pourtant j’entends encore sa voix, ses chansons quand je ferme les yeux et que je le vois tourner devant moi comme un derviche qui s’étourdit dans ses images et ses mélodies. À force de secouer la parole, les magiciens et les prestidigitateurs finissent peut-être par abdiquer et s’abandonner au grand fleuve qui emporte tous les mots.

 

GAUDET GÉRALDParlons de nuit, de fureur et de poésie, Éditions NOTA BENE, Montréal, 312 pages, 31,95 $.

 

http://groupenotabene.com/publication/parlons-de-nuit-de-fureur-et-de-poésie-entretiens-sur-la-lecture-et-la-création

vendredi 14 octobre 2016

Étienne Beaulieu bouscule nos manières de voir

UN PARC EN PÉRIPHÉRIE de la ville de Sherbrooke, une forêt très ancienne comme celles qui existaient avant l’arrivée des Européens en terre d’Amérique. On le nomme le Bois-Beckett. Il ne s’agit pas du grand Samuel, on s’en doute, et personne n’y attend Godot. Un espace unique dans une ville qui, comme toutes les villes américaines, a tendance à avaler tout l’espace qui l’entoure. Étienne Beaulieu, dans un livre étonnant, nous entraîne dans une réflexion sur la vie, la nature, le rôle de la forêt à travers les âges et l’importance qu’elle tient dans notre imaginaire. Les arbres sont là depuis toujours et il semble que notre époque est devenue une menace pour les poumons de la planète.

On trouve des parcs partout dans les villes. Des lieux naturels que l’on a domptés la plupart du temps, domestiqués avant de les rendre accessibles à tous. Un lieu où il fait bon flâner pour retrouver un tant soit peu le contact avec la nature. On pense spontanément au parc du Mont-Royal à Montréal ou au parc Lafontaine que tous les Québécois connaissent. Il y a bien les plaines d’Abraham à Québec, mais pour les autres villes, j’avoue mon ignorance. Il y aurait certainement un livre à publier sur les parcs urbains et leur histoire.
Étienne Beaulieu m’apprend que Sherbrooke a le Bois-Beckett, un lieu fascinant et unique.

Ce que l’on appelle de nos jours le parc du Bois-Beckett n’est pas qu’une somptueuse forêt, en partie ancienne, demeurée pratiquement intouchée aux abords mêmes de la ville de Sherbrooke et qui, sans une volonté ferme de préservation, serait sans doute encerclée d’ici quelques décennies par un développement urbain sans cesse croissant, comme une sorte de Central Park en devenir. Osons le dire sans ambages : la forêt Beckett constitue un miracle politique. C’est l’alliance improbable entre des citoyens désintéressés  et des élus municipaux qui a permis à ces arbres, pour certains plus de trois fois centenaires, de rester debout et de perpétuer leurs ombres et leurs feuillages. (p.8)

Un miracle dans un monde où le développement économique emporte tout et où les forêts sont des obstacles à éliminer.

HISTOIRE

Étienne Beaulieu raconte l’histoire de cette enclave, territoire indien avant l’arrivée des Blancs comme tout le Québec et l’Amérique, domaine des Beckett qui s’y sont installés après la Conquête du Canada par les Britanniques. On pourrait s’attendre à ce que l’écrivain s’attarde à la flore, aux arbres, jouant au frère Marie Victorin pour mieux connaître cet espace qui a été protégé en 1963. Mieux que cela, Étienne Beaulieu entreprend de réfléchir à la place de la forêt dans notre civilisation occidentale. Il en fait un livre remarquable d’intelligence, de réflexions, de méditation je dirais, tout comme on le fait quand on a la chance de s’aventurer dans un boisé, de se retrouver face à soi, devant une nature qui en impose.
J’aime les forêts d’épinettes et de cyprès qui ont marqué mon enfance, la plainte du vent dans les branches, les grandes fougères des sous-bois et surtout les oiseaux et les bêtes que l’on peut y surprendre. J’ai été familiarisé à la forêt par mon père qui y devenait volubile, lui si silencieux d’habitude. Je vis au milieu de grands pins, des survivants du Grand Feu qui a ravagé le Lac-Saint-Jean en 1870, avec des mésanges partout, la présence des vagues du « Grand Lac sans fin ni commencement » pour marquer les jours.

REGARD

Étienne Beaulieu s’interroge sur notre attitude devant la forêt, le monde sauvage, le refuge des bêtes dangereuses, quand ce n’est pas la retraite des voleurs et des pilleurs. Dans les contes, des brigands se cachent immanquablement dans la forêt pour surprendre le voyageur téméraire. On risque sa vie en s’aventurant dans la forêt. On se souvient de la fameuse phrase de Maisonneuve qui s’est installé sur l’île de Montréal même si « tous les arbres pouvaient se changer en Iroquois ».

[Très tôt dans l’histoire] les forêts devinrent profanes : elles obstruaient la communication des volontés et des intentions de Jupiter, car leurs feuillages bouchaient la vue du ciel. Intuition fabuleuse et pénétrante de Vico, car si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants d’un père céleste. La où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, où aux cieux, les forêts deviennent profanes, car elles cachent la vue de Dieu. (p.18)[1]

Volonté de voir loin, de dégager le ciel, d’éloigner la barbarie, de nier le réel pour mieux atteindre l'invisible.
Maintenant, la forêt est quadrillée et vue comme une ressource que l’on peut récolter avec le fourrage. Faut-il replanter ou réinventer des forêts un peu partout dans le monde ? Que faire devant notre manie de considérer la planète comme un réservoir de matières qu’il faut transformer ?

C’est toute la culture qu’il faut refonder, dans la mesure où la notion même de culture implique la déforestation et la transformation des forêts en vastes plaines jouxtant les villes, image plane d’un paysage domestiqué donnant lieu à la cultura agris (la culture des champs) qui servira de base métaphorique à l’édification de la cultura mentis et de la cultura animi (cultures de l’esprit et de l’âme) qui seront en faveur dans l’Antiquité et au Moyen Âge  pour former enfin ce que nous appelons depuis le XIXe siècle la culture. Se cultiver, prendre soin de son âme, c’est en Occident se rendre accessible à l’oculus divin s’agrandissant sans cesse depuis les premières civilisations défricheuses des grandes forêts primitives. (p.20)

AVENTURE

Beaulieu touche les liens fascinants que les humains ont toujours entretenus avec les arbres, les mystères et l’inconscient, le paysage aussi. Il remonte jusqu’à L’épopée de Gilgamesh qui met déjà en place toute une mythologie autour de la forêt, deux siècles avant Jésus-Christ.

Le premier exploit des héros vise non seulement à éradiquer « le mal sur la terre » que sont pour l’homme les forêts, mais aussi à trouver l’immortalité : détruire la forêt de cèdres d’Houmbaba, c’est en quelque sorte pour les humains une manière de chercher à éviter la mort. La forêt, c’est le lieu où l’homme n’était pas encore tout à fait humain, alors qu’il était animal parmi les animaux, ne se sachant pas mortel, comme Gilgamesh revêtu de la peau des créateurs qu’il tuait. (p.22)

Je pense à Maria Chapdelaine qui récite son chapelet en regardant la forêt qui avalera François Paradis. Il faut la raser et l’éloigner pour survivre, défricher pour installer la civilisation.
La représentation du monde, la naissance du paysage dans les tableaux et les campagnes, la manie peut-être que l’on a maintenant de tout photographier pour mieux s’approprier le réel. Une réflexion sur la pensée, l’amitié, le regard que l’on pose sur nous et le monde, nos peurs et nos étranges comportements.
Un livre d’heures que l’on traîne partout pour apprendre peut-être ce que nous sommes et où nous allons.
Étienne Beaulieu défait des nœuds et nous force à nous demander ce que nous avons fait de la planète en nous arrogeant le droit de tout nommer. Il faut entreprendre le dialogue avec la nature et aussi avec son semblable. Trump et Couillard auraient avantage à s’inspirer de Joubert.

Certes, il ne fait aucun doute que Joubert n’aime pas passionnément la polémique, lui qui croit que « la peine de la dispute en excède de bien loin l’utilité. Toute contestation rend l’esprit sourd ; et, quand on est sourd je suis muet ». Cependant, il demeure lucide et sait bien « qu’il y a naturellement dans l’homme un esprit de chicane ». Aussi ne se refuse-t-il pas à la polémique, mais précise qu’avant tout « le but de la dispute ou de la discussion, ne doit pas être la victoire, mais l’amélioration ». (pp.129-130)

Un livre à lire et à relire, une petite merveille d’intelligence comme il s’en fait peu. Splendeur au bois Beckett va me suivre longtemps.

SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU est paru chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY publié chez MÉMOIRE D’ENCRIER.



[1] Robert Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1922, p.24.