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dimanche 16 janvier 2011

Bertrand Gervais et les affres de la cinquantaine

Rémy Potvin déprime. Son dernier roman a été boudé par la critique. Un ouvrage volumineux qui demande des efforts à la lecture. Difficile de ne pas faire le lien avec «Les failles de l’Amérique» de Bertrand Gervais, un roman magistral passé dans une belle indifférence en 2005.
«Comme dans un film des frères Cohen», la dernière parution de Gervais, s’attarde à cet écrivain dans la cinquantaine qui sent le temps filer.
L’histoire s’amorce en Australie. Carole et Rémy visitent le pays des kangourous, un cadeau de leur fils peintre qui connaît le succès. Son premier vernissage l’a rendu célèbre ou presque. Ils circulent en auto et le GPS, par une voix de femme, guide le moindre de leurs gestes. La voix obsède Rémy et exaspère Carole. Gwyneth, c’est le nom de la guide, multiplie les indications et s’infiltre peu à peu dans leur vie.
«Vous êtes peut-être dans la même voiture, mais vous n’allez pas dans la même direction. L’Australie n’est pas un médicament. » Carole réagit violemment. Elle allume la radio à plein volume. Elle ne veut rien entendre des lapalissades que nous sert Gwyneth entre deux indications.» (p.22)
Cette «présence étrange» sent les tensions dans le couple. Peut-être une allusion à cette technologie qui aspire l’âme des individus qui se branchent sur toute une panoplie de gadgets.

Retour

Les choses ne s’arrangent pas en rentrant à Montréal. Rémy n’arrive plus à écrire et tourne comme un poisson dans un bocal. Il envie les succès de son fils, fantasme sur sa petite amie, tente de se justifier, mais n’arrive pas à retrouver son équilibre. Son dernier échec pèse lourd et ses contacts avec son éditeur ne le rassurent guère.
«C’est mon âme que je mets dans mes écrits. C’est ma vie qui est chaque fois en jeu. Pas celle de quelqu’un d’autre. Et quand un de mes romans fait un flop, je ne peux pas me cacher derrière des vices cachés ou un ralentissement économique, je ne peux blâmer le vendeur ou le client, il n’y a que moi. C’est uniquement ma faute. Et je suis le seul à en payer le prix.» (p.86)
Carole fait ses valises et Alexandre, le fils, prend ses distances. Et pour tourner le fer dans la plaie, un collègue remporte le prix du Gouverneur général du Canada. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Rien de pire que les succès des autres quand les mots deviennent des ennemis.
Rémy a beau subir des examens à l’hôpital, il n’arrive pas à cerner ses peurs et ses angoisses. Il n’est plus qu’un objet devant le regard des spécialistes. La dépersonnalisation totale, la perte de son identité. Est-ce le sort de l’écrivain qui devient une chose sous l’oeil du lecteur ?
«Il n’y a pas à dire, la salle d’attente d’un hôpital bouleverse la beauté de la femme. Elle la cache comme le ferait un masque mortuaire. Quand elles pénètrent dans un hôpital, les femmes ne sont plus des femmes, mais des corps. Un ensemble d’organes soumis à des regards scrutateurs. Le corps dépersonnalisé a perdu tout érotisme.» (p.168)
Gervais ne trompe personne. C’est lui que Rémy projette dans ces femmes.

Travail

L’humour de Bertrand Gervais devient grinçant dans cet ouvrage où le cinéma multiplie les décors et les ambiances. L’écrivain est happé par la fiction qui triomphe de la réalité. Sa volonté de vivre est étouffée par une pulsion de mort et de destruction, les deux piliers de la création, dit-on souvent.
Bien sûr, un choc ramènera Rémy à une forme de conscience après avoir touché le fond. Il faut toujours le pire pour dessiller les yeux. Que s’est-il passé ? Peut-il revenir vers les siens ?
«J’ai cinquante ans. Je suis seul. Abandonné. En sursis. Carole est chez Manon ; Alexandre, chez Victor. Et Élisabeth Poignard passe des tests psychiatriques. On veut aussi m’en faire subir. Mes propos ont paru tout aussi incohérents que les siens. Je n’aurais jamais dû mentionner Gyyneth. Le rêve est pourtant rompu. Décapité.» (p.205)
L’écriture se situe au coeur de l’œuvre de Bertrand Gervais. Elle en est le moteur pour ainsi dire. Mais les muses, parfois, peuvent devenir des sirènes qui aspirent l’écrivain vers les ténèbres.
Le lecteur en sort de ce roman avec soulagement presque. Parce que la descente aux enfers de Rémy est déboussolante. Rien à voir avec la fable de «L’île des pas perdus» et les deux romans qui ont donné une suite pleine de fantaisie et de surprises.

«Comme dans un film des frères Cohen» de Bertrand Gervais est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/auteur/55.html 

dimanche 1 mars 2009

Nos sociétés ont-elles perdu leur imaginaire?

Bertrand Gervais donne une suite à «L’Île des Pas perdus», un roman fort original paru en 2007. «Le maître du Château rouge» permet au lecteur de retrouver Caroline Pas de Pouces, la jeune héroïne que nous avons appréciée.
Tout rétrécit sur l’Île des Pas perdus. Les œuvres uniques et irremplaçables de Saul Adde s’effritent. Sculptures, palais, jardins luxuriants, maisons et villages tombent en poussière. Bien sûr, une explication logique est possible, même quand l’imaginaire galope à en perdre le souffle.
«Tout être vivant est composé de deux sortes d’éléments, des particules réelles et des particules imaginaires. Les réelles sont inertes, comme de la pierre ; elles servent de socle sur lequel se déploient le corps et la vie. Les imaginaires assurent à l’être sa vie et son dynamisme.» (p.39)
Le professeur Aarvi identifie le phénomène, mais il faut trouver la cause de cette implosion.
«Si l’île se résorbe, si ses particules imaginaires se compriment jusqu’à affecter sa géographie, c’est qu’un grave problème a surgi.» (p.39)
Les particules imaginaires se raréfient, entraînant une suite de catastrophes qui laisse deviner la destruction totale du pays.
«C’est la composition même de l’île qui est en train de se modifier, s’impatiente le professeur. La FSA a perdu de vue sa nature essentielle. À l’imagination, elle a substitué la préservation. C’est une erreur flagrante. Vous avez voulu fixer les particules imaginaires dans du réel et vous avez changé l’équilibre des forces. Il y a maintenant trop de particules réelles, comprenez-vous? Ça vous rassure peut-être, mais vous transformez l’île en cadavre!» (p.68)

Allégorie

L’allégorie n’est pas sans évoquer nos sociétés qui viennent de basculer dans une crise sans précédent. L’économie déglingue, les bulletins d’informations le martèlent à tous les jours. Tout s’effrite. Les dirigeants se sont transformés en gestionnaires myopes, sans autres objectifs que d’aligner les chiffres au nom de la rentabilité et du profit à tout prix. Les mesures conservatrices semblent accentuer encore ce déclin et provoquer l’effritement d’institutions centenaires. La perte ou la négation de l’imaginaire, du rêve, des pulsions créatrices met les sociétés en danger.
Bertrand Gervais aborde une problématique qui remet en question les fondements de nos sociétés. Éric Lint, l’inventeur de l’écriture transgénique, a inséré un gène étranger dans le récit et a ouvert la porte à la catastrophe. La spéculation, les profits à outrance, les butins que se partagent les dirigeants d’entreprises sont-ils «des virus» qui font chanceler l’édifice?
«Ce n’est pas une nouvelle gestion qu’il faut, c’est un nouvel imaginaire», clame le professeur Aarvi.
«Le maître du Château rouge» prend la forme d’un roman jeunesse. Il ne faut pourtant pas se fourvoyer. Le questionnement est fort judicieux et démontre qu’une société qui tourne le dos à la création ne peut que régresser. Le Front de libération de l’Île des Pas perdus travaille à faire éclater les mesures coercitives qui tuent l’invention créatrice. Il en faut autant dans nos institutions où les données comptables menottent tous les projets. Recommencer est plus difficile qu’on ne le pense. Pour y arriver, il faudrait tourner le dos à des habitudes qui nous ont menés au désastre et plonger dans une utopie où les balises n’existent pas.

Suspense

Caroline, avec l’aide de Théo, tente de mettre un frein au grand dérèglement en se rendant au château du grand capitan, l’épicentre du désastre. Ils foncent, croisent des personnages étranges, déjouent les forces de l’ordre qui profitent de la situation pour instaurer la répression et un régime totalitaire.
La jeune fille devra abandonner l’île avec son père. Le pays a été contaminé par des gestionnaires sans imagination qui ne s’intéressent qu’au pouvoir et à leurs privilèges.
«Existe-t-il quelque chose hors des murs de notre imagination? a-t-elle encore le temps de se demander. De la matière, sûrement. Et de la vie, tout aussi insaisissable que de l’encre qui se détache d’une feuille.» (p.193)
Un ouvrage qui permet plusieurs niveaux de lecture, ce qui en fait une œuvre forte malgré les apparences. Pour ceux et celles qui veulent renouer avec l’utopie et l’avenir.

«Le maître du Château rouge» de Bertrand Gervais est paru chez XYZ Éditeur.

jeudi 25 octobre 2007

Bertrand Gervais crée une belle féerie

Après «Les failles de l’Amérique» le volumineux roman de Bertrand Gervais qui entraînait le lecteur en Californie, mettant en scène un Québécois obsédé par les tueurs en série, je m’attendais à tout. Cet ouvrage époustouflant, oscillant entre le fantasme et le réel, m’avait troublé particulièrement en 2005.
Cette fois, Gervais s’abandonne aux avenues de l’imaginaire et de la fantaisie, invente un Montréal familier et étrange. «L’île des Pas perdus», à la fois conte et fable, plonge le lecteur dans le monde de l’imprimé, le véhicule par excellence du merveilleux. Pour Caroline, la jeune héroïne du roman, tout passe par l’écrit. Elle doit être une lointaine cousine d’Alice de Lewis Carroll.

Trame dramatique

Pour oublier sa douleur, le père de Caroline, qui a perdu sa femme dans un accident de voiture, a inventé une île où un architecte a créé un monde merveilleux. Une manière de rendre hommage à son épouse décédée dans des circonstances tragiques. Les deux histoires se chevauchent. Un monde initiatique, paradisiaque et séduisant que la jeune fille croit réel. Fiction et réalité se bousculent dans son esprit.
À la recherche de ses pouces qu’elle a perdus en oubliant sa promesse de ne plus les sucer, elle fugue, découvre un Montréal gothique où les zuggies et les Gardiens de Gutenberg se partagent difficilement le territoire. Un monde de violence dure et aveugle, où des enfants abandonnés s’inventent un univers en marge du monde adulte pour survivre.
Rapidement l’écrit occupe tout l’espace. Les Gardiens de Gutenberg, réfugiés dans le Palais du livre, vendent des livres au coin des rues, fuyant les zuggies qui haïssent tout savoir et terrorisent tout le monde. Marginalisés, la culture et l’imprimé deviennent un sujet de recherche pour un professeur de l’Université du Québec à Montréal qui a inventé l’écriture transgénique.
« Disons qu’on veuille moderniser le tout. On prend un gène d’un autre auteur, disons de Vladimir Nabokov- c’est un compatriote, ils devraient pouvoir s’entendre-. Et on l’insère dans cette phrase de Léon. Qu’est-ce que ça donne ? Écoute à nouveau. Tu verras, la différence est appréciable: «Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins.» Ce n’est plus aussi naïf ! Et ça nous parle directement. » (p.88)
Un monde onirique, semblable au nôtre avec ses violences, ses folies et ses obsessions; un monde où le merveilleux permet de triompher des pires douleurs et, peut-être, de transcender la mort de ceux que l’on aime.
«Tous les temps sont liés, comprends-tu? Le passé, le présent et le futur. Et c’est notre pensée qui les relie. Notre esprit. Sans lui, les temps s’éparpillent, ils fuient dans tous les sens comme une foule qui panique. C’est notre imagination qui les fait travailler ensemble. C’est de cette façon que les secrets deviennent les signes de l’avenir.» (p.109)

Rôle de l’écrit

L’écrit devient un outil qui ligote le temps et permet de faire revivre les êtres qui disparaissent prématurément. Il donne ainsi une chance à l’avenir.
«Et si tu veux que ton amie reste vivante non seulement pour toi, mais pour tous, pour moi ou pour ton papa, il faut simplement que tu mettes par écrit ce que tu as imaginé dans ta tête. Comme ça, ton amie vivra pour tout le monde qui te lira. C’est presque révolutionnaire!» (p.176)
Bertrand Gervais démontre dans «L’île des Pas perdus» sa grande virtuosité et se laisser porter par son imaginaire pour notre plus grand bonheur. Un magnifique plaidoyer pour l’écrit et le droit à l’invention.
«Le Palais des livres est un endroit féerique. Pour un bibliophile, du moins. Il n’y a que ça à perte de vue. Des livres, des livres et encore des livres. Sur cinq étages. Un escalier central, illuminé par un puits de lumière, donne au lieu un charme espagnol, et pas un seul mur n’est libre d’étagères toutes encore remplies de bouquins aux dos délavés par le temps.» (p.95)
Une restriction peut-être? Les longs extraits de «L’île des Pas perdus» d’un certain J.R. Berger, un nom inventé à partir de celui de l’auteur. L’action s’étiole dans les descriptions qui nous coupe de la quête de Caroline.

«L’île des Pas perdus» de Bertrand Gervais est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 1 décembre 2005

Bertrand Gervais signe un roman formidable

Il y a des romans qui aspirent et gobent. Impossible de s'arracher à l'univers qui s'ouvre en effleurant la première page. Des romans qui jamais ne seront assez volumineux et que l'on souhaiterait lire pendant des mois. Un monde en soi, une aventure que l’on souhaiterait sans fin. Bertrand Gervais a réussi l’exploit. «Les failles de l'Amérique» secoue nos certitudes et les gestes qui assurent la vie.
Thomas Cusson, Québécois au passé mystérieux, se retrouve à Santa Cruz où il s'est inscrit au doctorat en «Histoire de la conscience». Cette conscience, comment la définir ou la cerner? Quand sommes-nous conscient?
En plus, la Californie est cisaillée par la faille de San-Andréas. Un territoire incertain, peu fiable, dont l'histoire est marquée par des catastrophes qui ont détruit des villes entières. Pensons à San Francisco qui a été rasée. Cusson se retrouve là, au moment du plus récent désastre, en octobre 1989.
L’étudiant s'intéresse particulièrement à Le Corbusier, l'architecte français qui a voulu enfermer l'univers dans un chiffre-étalon. Le Modulator apparaît comme un nombre d'or qui pouvait devenir la mesure de l'univers.
«Le Corbusier cherchait à saisir l’esprit nouveau. La machine était, pour lui, l’expression par excellence de cet état de conscience. Sa foi dans la technique était inébranlable. Il voulait sauver l’humanité et croyait y arriver en proposant une révolution fondée sur la machine : les chaînes de montage, la production en série, l’efficacité industrielle.» (p.42)

Écriture

Thomas écrit frénétiquement, avec acharnement et c'est son journal que le lecteur découvre. Un homme fragile, happé par la violence, les faits-divers, les tueurs, la pornographie, les fissures qui secouent l'humain et lui font franchir les frontières de l'acceptable. Un personnage à l'image de cette zone instable qu'il habite. Ce territoire californien où la violence est récurrente, qui détient le record peu enviable des tueurs en série.
«L’ordinateur nous transforme en être imaginaire. Nous nous projetons sur un écran qui nous renvoie une image déformée de nos pensées. Nous ne sommes pas qui nous voyons apparaître à l’écran. Il y a là une version anamorphosée de nous, réduite en deux dimensions, en un noir et blanc, fortement contrasté, où certains de nos traits paraissent plus durs. L’ordinateur engage sa propre réalité. Il définit ses propres cadres de référence qui viennent modifier notre horizon d’attente.» (p.153)
Le lecteur est vite déstabilisé, entraîné dans les zones obscures de l'esprit et des pulsions qui repoussent les limites de l’acceptable, du plaisir, de la violence et de la sexualité. Tout cela en s’accrochant aux chiffres et aux ensembles qui peuvent s'avérer dévastateurs, une approche rationnelle complètement tordue.

Trou noir

Un roman incroyable, des êtres qui détonnent, n'arrivent plus à suivre, s’égarent de toutes les manières possibles. Autant l'intellectuel que la pauvre petite étudiante étrangère menacée par son père Turc. Des personnages à la dimension de cette zone de tensions formidables, à la lisière de la vallée de la mort qui subjugue par sa beauté et son silence. Le miroir de l'avenir peut-être?
«Le vrai. Le silence sans bruit de fond, le silence total, sans moteur au loin qui ronronne, sans vent qui froisse les feuilles et fait frissonner les pierres, sans insectes qui bourdonnent aux alentours. Le silence des pierres délavées. Le silence du borax et de la pyrite.» (p.193)
Bertrand Gervais est un sorcier. À la dernière phrase, le lecteur ne sait plus distinguer le vrai ou le faux, reconnaître cette Amérique belle de ses folies et de ses dérives.
Un texte qui bouscule les certitudes, les agissements et les croyances. Une architecture propre aux réflexions avec des phrases à méditer, à lire et relire pour en saisir tous les reflets.
Bertrand Gervais a écrit un extraordinaire roman comme il s'en publie peu au Québec. On trouve dans ces pages, la qualité, la force qui peut en faire un best-seller international.

«Les failles de l'Amérique» de Bertrand Gervais est paru aux Éditions XYZ Éditeur.