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mardi 23 avril 2024

LA LENTE DÉSINTÉGRATION DE LA SOCIÉTÉ

CATHERINE LEROUX ne pouvait choisir un meilleur moment pour publier son roman Peuple de verre. L’actualité et le monde politique parlent régulièrement de la crise du logement, de la flambée des prix, de la spéculation, de la rareté des appartements abordables. Kevin Lambert a connu un succès remarquable avec Que ma joie demeure où il effleure la question des grands projets architecturaux qui défigurent un milieu de vie et en chassent les résidents. Dans cette nouvelle fiction de Catherine Leroux, beaucoup de citoyens n’arrivent plus à se loger et se retrouvent à la rue, dressant des campements dans les parcs pour survivre. Du concret à Montréal et un peu partout dans le monde. En plus, dernièrement, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’en est mêlé en inventant un programme d’aide qui devrait permettre aux jeunes de se trouver un endroit où loger à un prix raisonnable. Une juridiction provinciale comme vous le savez et une belle foire d’empoigne a suivi. Marie-Hélène Voyer a dénoncé cette situation dans son essai L’habitude des ruines. Une prise de parole fort entendue et nécessaire.

 

Personne ne peut se plaindre de voir les écrivains plonger dans des problèmes actuels. La littérature est là pour nous secouer, nous faire réfléchir à des questionnements sociaux et peut-être aussi esquisser des pistes de solution. C’est fort heureux parce que les écrivains québécois ont souvent été frileux sur ces questions, préférant demeurer en retrait comme si ces sujets n’étaient pas dignes de leur prose. 

Sidonie est journaliste et s’intéresse à ce fléau qui frappe Montréal. Des résidents sont chassés de leurs appartements pour faire place à des édifices huppés que seuls les nantis peuvent se payer. La ville mute, se sclérose avec des îlots où une richesse triomphante s’implante à côté de bidonvilles. Des gens doivent vivre sous la tente et bivouaquer dans des conditions que l’on croyait impossibles, il n’y a pas si longtemps. Que dire des fameux camps de réfugiés, un peu partout dans le monde, qui devaient être provisoires, mais qui perdurent? Des femmes et des hommes y naissent, y passent toute leur existence sans espoir de s’en sortir ou de connaître autre chose. Des situations troublantes et inacceptables qui sont devenues quasi la «normalité». Lawrence Hill a bien décrit ce phénomène dans Les Sans-papiers.

 

SPÉCULATION

 

Les propriétaires des logements locatifs expulsent les résidents qui sont là souvent depuis des décennies et transforment les édifices, créent des appartements luxueux inaccessibles à la population. Des travailleurs qui réussissaient à se débrouiller il n’y a pas si longtemps se retrouvent à la rue et ne peuvent plus imaginer avoir un lieu où vivre normalement. 

Sidonie multiplie les entrevues, les reportages, les témoignages et secoue la cage comme on dit. Elle devient une vedette des médias, celle qui parle, que l’on écoute, que l’on invite pour décrire des situations terribles et inhumaines. Bien plus, des rumeurs circulent dans la ville. Des proches disparaissent mystérieusement dans des rafles, emportés par des escouades qui rôdent tard dans la nuit. Plusieurs s’évaporent sans laisser de traces.

 

«J’avais déjà publié trois textes sur le sujet, et la nette impression d’avoir fait le tour. Elle a insisté : il y avait de plus en plus de monde. Des enfants, des aînés, des gens qui vivaient dans des conditions terribles, directement devant les restaurants quatre étoiles et les condos de luxe. “Et les boutiques de vêtements pour chiens, et les falafels de troisième génération et les comptoirs à crème glacée aux fines herbes bio… J’ai fait le tour, je t’ai dit.” Je n’avais aucune leçon de responsabilité journalistique à recevoir de quelqu’un qui préparait un dossier sur une téléréalité mettant en compétition des manucures amateurs.» (p.34)

 

Ça donne une idée du monde dans lequel Catherine Leroux nous plonge. Une fiction, oui, mais une réalité qu’elle pousse un tout petit peu et parfaitement ancrée dans la réalité. 

En bonne journaliste, Sidonie décide de tenter d’élucider la rumeur des disparitions. Surtout quand elle apprend qu’un chanteur populaire demeure introuvable. 

Je m’attarde à la trame de fond du roman de madame Leroux, mais ce n’est pas si évident à la lecture. Sidonie, en temps réel, se retrouve (on peut dire prisonnière) dans un centre d’hébergement et elle raconte les événements qui ont précédé son arrivée dans cette prison dans un carnet à l’incitation d’une intervenante. Elle est gardée à vue dans ce lieu avec d’autres personnes et, peu à peu, on suit sa chute, pourquoi elle vit dans cette colonie pénitentiaire. La rumeur était donc vraie. 

 

PORTRAIT

 

Catherine Leroux décrit fort bien la problématique qui ronge la société, les écarts de plus en plus grands entre le monde des riches et cette classe moyenne qui est réduite à la pauvreté par la spéculation et l’appât du gain. Bien plus, on exclut ces individus dérangeants et trop nombreux en les enfermant dans des centres de rééducation comme on dit. Ça évoque ces lieux où l’on expédiait des gens pour leur apprendre à penser correctement et à respecter la doctrine du temps de Mao en Chine ou en Russie avec un certain Staline.

Les riches s’approprient tous les logements et les transforment, expulsant les pauvres qui ne savent plus où aller. On a fait cela pour de grands événements comme Expo 67 à Montréal et la chose se vit à Paris pour la présentation des Jeux olympiques de cet été. On vide des quartiers pour faire de la place aux visiteurs et aux touristes du monde entier. Une crise sociale sans précédent et il semble que les élus et les responsables ne sont guère pressés de corriger la situation, laissant le champ libre au capital et la spéculation. C’est comme si nos gouvernements finançaient la pauvreté et l’itinérance. Curieusement, cet état de fait a des conséquences imprévues. Le règne de l’individualisme, du «je», dans l’indigence, crée une solidarité où le «nous» retrouve toute sa force et sa pertinence.

 

FAUTE

 

Sidonie finit par avouer sa faute. Ambitieuse, elle voulait atteindre des sommets dans le monde journalistique, être une référence, celle qui pouvait se présenter devant tous les micros des télévisions et des radios pour décrire la situation. Elle a truqué des reportages, des photographies, inventant des scénarios en faisant passer de la fiction pour la réalité. Même si ce qu’elle illustrait était vrai dans les campements, c’est le contraire de toute éthique de la profession qui doit s’en tenir aux faits et non pas en imaginer. 

 

«J’ai regardé à nouveau les photos transformées par cette information, cherchant dans leur état présent l’image originelle, impossible à saisir. Ainsi opère le mensonge — son démenti ne nous rend pas la vérité, par une simple soustraction d’information erronée. Même éventé, le mensonge laisse la réalité déformée à jamais.» (p.145)

 

Nous avons connu des cas similaires dans certains médias. Des journalistes ont franchi la frontière et inventé des nouvelles pour être à l’avant-plan. Et Donald le magnifique est le champion de cette fausse objectivité, de ces mensonges qu’il a l’art de faire passer pour sa vérité. Un jeu extrêmement dangereux qui fragilise la société. 

En fait, j’ai perdu pied souvent dans le roman de Catherine Leroux. Tout est concret et fiction, tout est réel et arrangé. Comme si le fait de raconter ou de tenter de cerner un événement transformait naturellement cette réalité. C’est vrai que même le reportage le plus percutant est toujours un peu trafiqué pour retenir l’attention du lecteur ou de celui qui regarde le tout à la télévision. «On ne veut pas le savoir, on veut le voir», disait Yvon Deschamps.

 Tout est véridique et faux dans Peuple de verre. La vie est une fiction et la tentation est grande d’inventer des fables pour se faire remarquer et devenir une figure incontournable. 

 

«Jamais je n’avais écrit les choses exactement telles qu’elles m’avaient été racontées — je ne connaissais personne qui le faisait. Parce que les gens, en général, ne racontent pas leur histoire dans un ordre qui permet de la comprendre. Rapporter leurs récits, ça voulait dire reprendre du début, reconstituer la séquence des événements, rendre sa logique à leur vécu. Décrire leurs larmes, mais les replacer ailleurs, là où ça avait du sens, parce que les gens ne pleurent pas toujours aux bons endroits; il faut poser ça où le lecteur peut s’y retrouver, pleurer avec eux.» (p.156)

 

Quel portrait terrible que celui de Catherine Leroux! Un monde sans pitié, où le chacun pour soi triomphe et s’impose dans des formules creuses et des images que les médias répètent jusqu’à donner le tournis. Une façon de faire qui arrive à détruire la cohésion sociale qui permet à chacun de vivre le mieux possible tout en s’appuyant sur une certaine vérité. Que faire quand tout devient une fiction et que l’on doute de tout ce que l’on peut entendre? Que dire devant le jeu de la démocratie et les débats parlementaires orchestrés par des spécialistes comme le démontre Catherine Dorion dans Les têtes brûlées? L’avidité des riches et des nantis, qui en veulent toujours plus, remontent à la nuit des temps. Nous avons l’exemple des GAFA qui accumulent des profits scandaleux en ne respectant aucune législation et en échappant à toutes les mesures fiscales. 

Oui, de plus en plus de gens ne peuvent plus revendiquer le droit d’avoir «sa chambre à soi» dans ce monde où le capital fait la loi et détruit tout ce qui faisait la civilisation et les pays libres. Un portrait assez saisissant et terrible de notre présent. Pourtant il y a de l’espoir et les humains sont toujours étonnants et pleins de ressources. Sidonie en est un bel exemple.

 

LEROUX CATHERINE : Peuple de verre, Éditions Alto, Québec, 288 pages.

 https://editionsalto.com/collaborateur/catherine-leroux/

vendredi 9 octobre 2020

QUI PEUT SAUVER NOTRE MONDE

LE FUTUR S’IMPOSE comme jamais au cœur de nos vies. La crise climatique nous pousse à modifier nos déplacements et nos habitudes. Nous sommes dos au mur. Et un virus arrête la course, nous stoppe dans notre frénésie de tout faire et de tout avoir. Nous voilà obligés de revoir nos façons de travailler et surtout de limiter nos contacts avec nos semblables. On nous répète qu’il faut réinventer notre quotidien, que l’autre peut nous contaminer. Certains poussent des cris, d’autres acceptent des mesures qui peuvent sembler excessives. Une pandémie reste difficile à faire reculer et il n’y a qu’un Donald Trump pour narguer tout le monde avec la COVID-19. Catherine Leroux se penche sur l’avenir et ses constats n’ont rien de rassurant même si l’espoir luit au bout de ce roman original.


Rares sont les écrivains et écrivaines qui proposent une société où tout va quand il est question de notre futur immédiat ou lointain. Presque toujours, la catastrophe s’impose et notre planète se meurt. Les résistants plongent dans la barbarie et se débattent dans un monde pollué et dangereux. Je pense à la terrible dystopie de Cormac McCarthy. Dans La route, les survivants retournent à l’âge de pierre. Leur environnement est détruit. Tous cherchent leur nourriture et affrontent des individus hostiles et cruels. Je n’ai pas lu souvent des histoires où les humains domptent leurs démons et vivent en paix après avoir nettoyé la planète.

Catherine Leroux fait un pas en arrière ou en avant dans son roman L’avenir, difficile à dire. Elle nous entraîne dans un monde où tout s’écroule. Ce peut tout aussi bien être dans un proche futur ou dans un passé lointain. Surtout que l’auteure ne manque pas de faire un clin d’œil à l’histoire française de l’Amérique. La ville de Détroit a été fondée en 1701 par le Français Antoine de Lamothe-Cadillac et des voyageurs canadiens qui parcouraient le continent à l’époque de la Nouvelle-France, construisant des enceintes à des endroits stratégiques pour le commerce des fourrures. La plupart de ces bourgades sont devenues de grandes villes. Le lieu portait alors le nom de Fort Détroit, une appellation que lui conserve madame Leroux dans L’avenir.

 

ÉTAT

 

Les enfants ont déserté les parents et vivent à l’état sauvage dans la forêt, se tenant loin des adultes, refusant leurs manières qui ont mené à la catastrophe. Les maisons s’écroulent ou brûlent pour une raison ou une autre. La nourriture est rare et le danger guette partout. Quelques courageux pratiquent la culture biologique et semblent vouloir régénérer leur société. Gloria s’installe dans la demeure de Judith qui a été assassinée, pour retrouver ses deux petites-filles disparues. 

 

En rentrant, elle pense aux cendres de Judith, à l’urne enfouie dans une armoire de la cuisine en attente d’un lieu plus permanent, que Gloria n’arrive pas à déterminer. Rien n’est certain, ici, rien n’est défini, même les absents. (p.27)

 

Ce n’est pas un hasard, du moins j’aime le croire, que l’action se déroule à Fort Détroit. Un clin d’œil à la Nouvelle-France et aux coureurs des bois, ces «grands oubliés» qui sillonnaient le continent. Détroit, au siècle dernier, a été au cœur de la fabrication de l’automobile qui est pour une grande part responsable de la crise climatique et de la pollution. Les personnages de madame Leroux parlent un français archaïque, surtout chez les enfants qui semblent développer un dialecte marqué par une belle poésie. 

 

– Ben pas lui. De toutes les façons, pas longtemps après le roi a tombé malade pis il est mort. Le prince a été tellement fâché que son père moure qu’il a parti à la chasse et il a tué tous les animals. (p.153)

 

Bien sûr, la quête de Gloria porte ce récit. Elle fait tout pour retrouver ses petites-filles. Son enquête nous permet d’aller partout dans la ville en ruines et de rencontrer des personnages fort intéressants.

 

VOLETS

 

Le roman commence par l’arrivée de Gloria à Fort Détroit, son installation dans la maison de sa fille et son adaptation à la ville et aux gens des environs. La deuxième partie nous entraîne dans la société des enfants qui vivent en autarcie. Ils ont banni les adultes de leur milieu et obéissent à une grande qui dicte les lois. Voilà une nouvelle société instinctive et animale, faite de désirs, d’amours, de frustrations et de colère. Cela m’a rappelé, Sa majesté des mouches de William Golding, où des petits se débrouillent seuls sur une île. Ils doivent survivre dans une nature hostile et surtout échapper aux manigances d’un chef violent qui impose toutes ses volontés avec son armée de garçons. Une version de l’aventure de Robinson Crusoé par une tralée de jeunes qui retournent à l’état sauvage. 

Gloria finit par retrouver ses petites-filles dans le troisième volet et apprendre la vérité. Cassandra et Mathilda sont devenues terriblement farouches et craintives, surtout la plus vieille qui a compris ce que s’apprêtait à faire sa mère. Elles ont dû agir pour échapper au pire. Certains mènent une guerre contre les exploiteurs et les pollueurs, parviennent même à faire sauter une fonderie qui empoisonne les environs et tue tout ce qui est vivant. Heureusement, la forêt et les arbres protègent ces enfants qui subsistent comme des petites bêtes rusées et débrouillardes.

 

Maintenant calmée, Loupiote examine son ami, l’exécutant, le bras de la justice édictée par Fidji : lui aussi a le front soucieux de ceux qui vivent sous la botte d’une force imprévisible. Lui aussi porte sur son dos un fardeau que personne, pas même la reine, ne peut comprendre, celui d’être à la fois dominant et soumis, maître et esclave — la difficulté d’être pris entre un troupeau trop inconscient et une autorité trop transcendante pour comprendre ce qu’exige l’application de la loi, ce que ça coûte en joie, en insouciance. (p.169)

 

Un monde où le réel et l’imaginaire s’imposent, avec certains côtés fantastiques. Tout est possible quand on remodèle le quotidien. Pourquoi pas les contes et les légendes, des êtres éthérés qui veillent sur les enfants et échappent aux lois de la gravité et de l’espace.

L’avenir est un roman fascinant. Je n’ai pu décrocher après quelques pages. Catherine Leroux nous happe avec cet univers magique et cruel qui nous permet de nous donner des yeux différents. Ce qui intéresse madame Leroux, ce sont les rapports entre humains, les pulsions, la sauvagerie qui s’oppose à l’empathie et la douceur. Peut-on faire confiance aux adultes, à ceux qui ont été à l’origine du saccage avec leurs obsessions et leurs folies? Parce que ce sont eux qui ont tout gâché dans la ville et les enfants les voient comme des ennemis. Tous pourtant veulent l’amour, un peu de tendresse, vivent la peine et le rejet.

 

À présent, tout le monde dort, et Baleine se rejoue les événements de la nuit avec une curieuse fierté, celle d’avoir été à la hauteur, d’avoir senti pour la première fois que son existence recluse ne l’empêchait pas d’être utile. La forêt bruit, les gouttes claquent sur les feuilles, la paix cherche un chemin, et il y a quelque chose d’insolite, dans cette beauté, quelque chose de rassurant que Baleine met un moment à s’expliquer. Les oiseaux, muets depuis l’empoisonnement de la rivière, ont recommencé à chanter. (p.260)

 

Roman étrange, optimiste malgré tout parce que la vie s’impose, peu importe les sévices que les humains peuvent faire subir à la planète. La nature arrive à se régénérer. Les enfants peuvent se réinventer et connaître une belle fraternité, l’entraide, résister à la dureté des adultes qui ne sont que rarement fiables, surtout avec un gouvernement lointain qui ne sait réagir que par la répression, des soldats et la force aveugle. Peut-être que si l’on confiait la direction des affaires de la ville à des jeunes, on pourrait penser une autre société et s’avancer dans une réalité bien différente. Une question qui fascine les écrivains et particulièrement Catherine Leroux. Un roman qui oscille entre le passé et le présent, nous entraîne dans un monde où il faut muter. Et aujourd’hui comme hier, la solidarité permet de s’en sortir et de mettre la main sur l’avenir. 

 

LEROUX CATHERINE, L’avenir, ÉDITIONS ALTO, 320 pages, 28,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/lavenir/

mercredi 2 décembre 2015

La vie ne cesse d’inventer des histoires

LA VIE EST UNE aventure où des choix sont à faire, des directions à prendre qui nous entraînent parfois dans des lieux et des villes envoûtantes. Nous sommes tous les possibles et des gestes, selon les événements et les circonstances, font que certains individus ne s’éloignent guère des lieux qui ont marqué leur enfance quand d’autres s’exilent à jamais. Qu’aurait été ma vie si, au lieu de m’éloigner à Montréal pour des études, j’étais demeuré dans mon village pour vivre avec la fille qui me coupait le souffle à seize ans ? J’aurais dû travailler à la scierie ou suivre mes frères dans la forêt comme je l’ai souvent fait pendant l’été. Je viens d’une famille de forestiers et de nomades qui se sont aventurés jusqu’au plus loin du Nord. J’ai souvent pensé à un roman où j’inventais les vies qui auraient pu être les miennes. Catherine Leroux répond à cette question en prouvant que la vie se moque du temps et de l’espace.

Un squelette est découvert dans un boisé près de l’hôpital Victoria à Montréal. Il est là depuis un certain temps étant donné son état. Qui est cette femme ? Comment elle est morte? Les policiers tournent en rond. Celle que l’on nomme Madame Victoria restera une énigme et sa mort un cas jamais résolu. Impossible de connaître sa véritable identité et ses origines. Pas possible non plus de remonter le fil de la vie de cette femme qui semble être morte de « sa belle mort ».

Germain, bien qu’on l’interroge quatre fois par jour, n’a pas plus de pistes que les autres. Mais il est hanté par le souvenir du crâne, se maudissant de l’avoir signalé si vite à la police, comme une mère qui aurait laissé son enfant partir sans prendre le temps de le serrer dans ses bras, de lui insuffler ce qu’il faut d’amour pour affronter le monde. Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. C’était ça, cette tristesse incommensurable qu’il avait sentie devant le crâne. C’était le poids de cette solitude absolue (p. 11)

Qu’est-ce qui a amené Madame Victoria dans ce boisé, au coeur de la ville, pour mourir loin de tous comme un animal quand ses derniers moments sont venus ? Comment faire pour ne pas laisser de traces ? La mort n’emporte pas le passé, son histoire, ceux qui peuvent se souvenir. Nous laissons toujours des empreintes et des enfants, des amis, des connaissances qui, un soir de nostalgie, se souviennent et rappellent que vous avez été. Je répète souvent que nous survivons dans la mémoire de deux générations, parfois trois. Après, le silence prend tout l’espace. Une nouvelle neige biffe toutes les empreintes et recommence à neuf. Comment effacer son vécu et avancer incognito dans la mort, brouiller les pistes pour ne laisser que des questions sans réponses.
Les enquêteurs sont bien embêtés par ce squelette venu peut-être du bout du monde pour mourir dans la plus belle des discrétions. Je pense à ces histoires de mon coin de pays qui racontent que des Polonais sont tombés dans les barrages lors de la construction des grands ouvrages sur les cours d’eau du Saguenay. Chutes, accidents et ces hommes anonymes sont restés dans leur tombeau de ciment. Des migrants disparus sans rien laisser derrière eux. Des histoires dignes de Samuel Archibald.
J’ai souvent rêvé aussi devant les photos de Lucy, cette ancêtre qui a vécu en Éthiopie il y a trois millions d’années et qui nous en apprend un peu sur nos origines. Que sait-on de son vécu dans les savanes africaines ? Et sa fille Salem… Le corps témoigne, mais garde ses mystères. Elle était de la race des cueilleurs et se déplaçait à la verticale. Autant dire qu’elle respirait.

VISAGE

Madame Victoria ne restera pas cette morte anonyme. Catherine Leroux imagine plusieurs femmes avec des vies particulières. Une seule contrainte : toutes doivent mourir dans ce boisé et ne rien laisser qui permet de les identifier. Nous basculons dans les plus belles fictions. Rapidement, nous oublions Montréal, l’enquête et les policiers. Toutes ont vécu l’amour, la peur, la douleur, l’abandon et la maternité pour certaines. L’écrivaine ne se restreint pas à une époque et présente des tableaux fascinants.

Plus de dix ans après le décès de Madame Victoria, ce sont cette fois ses cheveux qui intéressent les scientifiques. Grâce à de nouvelles techniques, ils parviennent à tirer des robustes filaments ayant échappé à la dégradation une foule de renseignements inédits. Chacun des quarante-trois centimètres des brins analysés révèle un mois des dernières années de la morte anonyme. On apprend alors que Madame Victoria a déménagé sept fois en trois ans, partant du nord de la province pour se déplacer vers le sud. On découvre aussi qu’elle souffrait d’une carence en minéraux pouvait indiquer une grave maladie. (p.13)

L’une est esclave, amoureuse du fils de son maître, une autre est incapable de tolérer la proximité des humains. Une allergie sévère plutôt originale. Une Victoria a été l’objet de certaines expériences médicales qui ont gâché sa vie. Une journaliste a fait son chemin dans la plus terrible des solitudes, un modèle et une féministe d’avant-garde. Une autre a trahi quand elle a lâché la main de son compagnon au moment de sauter de la falaise. Toutes vivront des événements qui les poussent hors de leur milieu, les font basculer dans la détresse et la solitude.
Les Victoria démontrent, peut-être, que la vie est une aventure imprévisible qui peut prendre toutes les directions.

PORTRAITS

Ces femmes doivent surmonter des situations particulières, nous poussent souvent dans des directions étonnantes et montrent tout le talent de cette jeune écrivaine qui a surpris dans La marche en forêt et Le mur mitoyen. Comment faire sa vie quand on est une Noire qui subit les caprices des maîtres ? Plusieurs romans nous racontent les vies horribles des Noirs en Amérique, particulièrement Aminata de Lawrence Hill. L’histoire imaginée par Catherine Leroux ajoute une page douloureuse à l’aventure américaine.
La romancière nous fait oublier rapidement la contrainte de la fin et on s’attache à ces femmes originales et aux personnalités touchantes.

Je m’appelle Victoria, mais ce n’est pas mon vrai nom. Car ceux qu’on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. Je m’appelle mystère, douleur, ou parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche pointée sur les derniers mots de l’histoire. Je suis courage, je suis vestige, je suis pont. Je suis lumière. Je me nomme victoire comme pour dire  « la dernière ». L’ultime survivante. Je m’appelle amour et guerre. Je m’appelle éon. Je suis une éternité, je suis tout, puis plus rien. (p.196)

Le passé est peut-être la somme de toutes les histoires que l’on n’arrive pas à démêler et qui nous poussent vers un avenir insaisissable. Parce que toutes les aventures se ressemblent et montrent un milieu, une société à un moment précis. Combien de vies reposent en nous et que faudrait-il faire pour les découvrir ?
Un roman écrit dans une langue splendide où un mystère en dissimule toujours un autre. Et ces moments uniques, magnifiques où l’écriture prend toute la place.

Autour de mes chevilles, mes jupes ondoient comme si elles étaient vivantes. Je ne sais pas comment, mais je me retrouve à quelques pouces d’Hector. Dehors, le vent s’en prend au feuillage et les arbres s’ébrouent lentement. À deux mains, je cueille son visage et l’approche du mien. Sa bouche est une chapelle et toute mon âme s’y agenouille. Je ne vois plus rien, mes oreilles sifflent. Quand nous nous détachons et qu’Hector s’en va, la cuisine se vide complètement, il ne reste plus rien. Je me glisse dans ma chambre. Près de mon lit, le mur du poêle est rouge comme les braises. (p.122)

C’est pour ça que j’aime la littérature et que je voudrais lire tous les livres.

Madame Victoria de Catherine Leroux est paru aux Éditions Alto, 208 pages, 22,95 $.

lundi 16 décembre 2013

Catherine Leroux : une finesse rare

Notre siècle est marqué par l’effacement des frontières, la science qui permet le clonage ou encore de remplacer certains organes défectueux chez les humains. La vie se prolonge maintenant au-delà de la mort. L’identité devient de plus en plus floue avec les migrations, la multiplication des contacts, le refoulement des cultures nationales au rang de folklore. Une langue s’impose, une culture de masse décrète ses diktats dans les médias. Le «moi» devient multiple, vaseux, incertain et difficile à cerner. Catherine Leroux, dans Le mur mitoyen, malmène quelques tabous et questionne ce que nous pouvons nommer le «soi».

Des jumeaux, un garçon et une fille, séparés à la naissance, se retrouvent à l’âge adulte. Ils ne savent rien de leur origine, s’aiment, deviennent des inséparables, des amants et des époux. Marie et Ariel sont promis à un bel avenir. Ils peuvent changer le monde. Ils apprennent qu’ils sont frère et sœur. Imaginons le choc, le drame dans leur vie personnelle et publique.
Madeleine a un fils. Il doit subir une transplantation d’un rein. Au cours de tests, elle apprend qu’elle n’est pas la mère avant sa naissance. Non, ce n’est pas une tricherie ou une infidélité. Ce serait trop simple. Madeleine avait un jumeau ou une jumelle et l’un et l’autre se sont amalgamés dans le sein de sa mère. Deux embryons qui ont fini par n’en faire qu’un. Comme s’il y avait deux êtres en elle. Comme si elle était elle et l’autre avec deux codes d’ADN. Un moi confondu dans l’autre.
Et que dire des femmes et des hommes qui reçoivent un rein, un foie, des yeux ou un cœur? Qui sont les donneurs? Comment sont-ils morts? Que ressentirait un greffé s’il apprenait qu’il a reçu le rein d’une personne assassinée, qu’il a le foie d’une femme violée, battue et sauvagement étranglée? Il doit sa vie à un fou, un tueur. De quoi avaler de travers.

Questionnement

Les personnages de Catherine Leroux vivent des situations singulières, tentent de s’accommoder avec des énigmes bouleversantes. Que vont décider Marie et Ariel qui s’aiment à en avoir mal?
«À les voir, on ne se doute de rien. Le tremblement qui les secoue de l’intérieur est invisible. Ils se parlent peu, ne se touchent pas, se regardent à peine. Trop dangereux. À l’instar de Tristan et Iseult, il leur faut une épée, une lame qui les empêche de tomber l’un sur l’autre comme les particules d’une étoile qui s’effondre sur elle-même.» (p.114)
Des tabous que la société ne tolère pas. Des questions existentielles se faufilent entre les mailles de ces histoires, remettent tout en question, transforment la vie. L’ignorance serait-elle préférable? Simon et Carmen veulent savoir à tout prix qui est leur père. Ils se livrent à une quête obsessionnelle. Ne rien savoir peut aussi être dévastateur.
«Le monde est un endroit injuste où les bons deviennent mauvais de n’être jamais récompensés, où les véritables méchants ne sont que rarement châtiés et où la plupart des hommes zigzaguent entre les deux extrêmes, ne saints ni démons, louvoyant entre les peines et les bonheurs, les doigts croisés, touchant du bois. Chaque être divisé en deux, chacun avec sa faille autour de laquelle s’agitent le bien et le mal.» (p.210)

Attraction

Les personnages de Catherine Leroux ressemblent à des corps qui dérivent dans le temps et l’espace, s’attirent et se repoussent comme les planètes. Ils se rapprochent imperceptiblement pour se blesser et se perdre peut-être. Il m’a fallu du temps pourtant avant de saisir les liens qui unissent ces femmes et ces hommes qui vivent ici et là sur le continent américain. L’impression, pendant une bonne moitié du roman, d’être largué par la narratrice, de bondir d’une histoire à une autre sans voir les ponts. Et puis il y a des rencontres, des hasards et la lumière se fait.
Juste, intrigant, troublant et mené de façon très habile. Une toile d’araignée se développe à laquelle il est impossible d’échapper. Des personnages convaincants, bousculés par une fatalité qui les dépasse et va les briser. Que dire de plus sinon que Le mur mitoyen est un roman particulièrement fascinant. Catherine Leroux aime bousculer le lecteur, lui demander des efforts. Une finesse rare et une narration brillante qui confirme le talent que l’écrivaine déployait dans La marche en forêt.

Le mur mitoyen de Catherine Leroux est paru aux Éditions ALTO.

dimanche 10 avril 2011

Catherine Leroux fait une entrée fracassante

Photo Ivanoh Demers, La Presse
 «La marche en forêt» de Catherine Leroux se présente comme un album qui présente plusieurs générations de la famille Brûlé. À commencer par la lointaine ancêtre Alma, une Autochtone farouche qui a connu une vie qui sort de l’ordinaire. Ayant du mal à s’adapter à la sédentarité, elle quitte ses enfants à la mort de son mari, vit l’épopée de la construction du train dans l’Ouest et la guerre des Sécession aux États-Unis. Un personnage qui mériterait un roman à elle seule. Une femme qui vivait avec les hommes et comme les hommes. Certains de ses descendants ont peut-être hérité de son caractère farouche et de sa violence qui peut surgir sans prévenir. Qu’héritons-nous de nos ancêtres? Y aurait-il en nous des pulsions que nous avons du mal à expliquer et à comprendre?
Plus près de nous, les Brûlé s’étourdissent dans les dédales de la vie. Hubert est condamné pour le viol de plusieurs jeunes femmes. Il deviendra prédicateur après avoir connu «l’illumination» en prison. Un fils que son père renie. La rencontre de Normand et Hubert qui cherche le pardon est une scène forte, rare.
«- Le pire, c’est que t’as même pas essayé. T’as rien dit pour expliquer tes actes. Il y a peut-être du monde qui aurait aimé ça comprendre. Il y a peut-être des filles qui se demandent pourquoi ça leur est arrivé. Des gens qui veulent savoir ce qu’ils ont fait de croche pour transformer un bon petit gars en violeur de femmes. Mais au lieu d’expliquer, tu te jettes dans la religion comme si ça réglait tout. Et quand on te demande des comptes, tu réponds en récitant ton catéchisme. C’est pas ça, se racheter. C’est pas répondre à côté, ni laisser le bon Dieu s’en occuper.» (p.286)

Personnages

Les maladies, les décès et les séparations bousculent tout le monde. Cela n’empêche pas les embellies et les moments de grâce. La mort frappe même si on fait tout pour la déjouer. Fernand en remariant une femme beaucoup plus jeune semble défier le temps. Il sera touché dans sa tête et sa mémoire, capable de trahir des secrets refoulés.
Les fils ne sont pas épargnés par le cancer et les maladies du siècle. D’autres décrochent telle Justine qui déménage à Québec pour changer de vie. Elle prendra soin d’un autiste et vivra une relation trouble avec lui. Une autre devient artiste et connaîtra la célébrité en scrutant son passé. Des amours qui s’étiolent, des rencontres qui changent tout. La vie pousse le vivant d’un extrême à l’autre, dans la solitude comme dans la fusion amoureuse. Le lecteur passe d’un personnage à l’autre, tisse des liens et des recoupements en progressant dans une véritable forêt toujours semblable et différente.

Troublant

Plusieurs scènes restent inoubliables. Celle où Alma, après bien des aventures, revient à son lieu d’origine pour s’enterrer vivante.
«Elle s’arrête enfin, lance le bâton au loin et pose les pieds au fond du trou. Un mètre de profondeur, à peine. C’est tout ce qu’il faut. Elle s’y assied. Dans le ciel, des langues de nuages fins traversent les essaims d’étoiles. Le vent est plus doux et les animaux bruissent dans le lointain. Alma ouvre les bras et, d’un geste souple, elle ramène la terre vers elle. La boue tombe sur ses jambes comme une couverture glacée. Elle répète le mouvement avec patience, accueillant le poids du sol sur son corps. Lorsqu’elle se trouve ensevelie des pieds aux hanches, elle s’étend un peu plus et laisse glisser la boue sur son ventre et sa poitrine.» (p.299)
Une mort digne du personnage.
«La marche en forêt» exige que le lecteur se situe continuellement par rapport aux personnages. L’arbre généalogique, en début de l’ouvrage, s’avère indispensable.
Peu à peu on se familiarise avec ces femmes et ces hommes que l’on suit avec grand plaisir.
Catherine Leroux réussit une fresque qui bouscule le temps et l’espace. Une expérience de lecture qui devient une aventure américaine étonnante. Un texte où l’art visuel permet souvent d’apprivoiser le passé. Un roman étonnant et exigeant qui vaut l’effort. On y trouve de véritables perles. C’est peut-être le propre de l’existence. Il y a en chacun de nous des côtés sombres et dérangeants, des aspects que l’on a du mal à considérer.

«La marche en forêt» de Catherine Leroux est publié aux Éditions Alto.
http://www.editionsalto.com/catalogue/marche/